Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

Un « géorécit » enfin renouvelé de l’État du Grand Liban

Le nouvel ouvrage d’Antoine Hokayem, en un petit volume fort dense par sa documentation, ses références et ses détails géographiques, met fin, il faut désormais l’espérer, à des palabres, des imaginaires morbides et une approche idéologique et identitaire camouflée, à une controverse sur la genèse et réalité profonde de la Proclamation de l’État (sic) du Grand Liban par l’arrêté n° 318 du 31 août 1920 et la proclamation officielle du 1er septembre 1920 (Antoine Hokayem, al-Juzûr al-târikhiyya li-wilâdat Lubnân al-Kabîr, La genèse historique de l’État du Grand Liban, USEK, distribution Le Point, 2023, 50 p. + annexes).

C’est à partir de cette historiographie scientifique et réaliste qu’on peut procéder à « l’acculturation de l’État au Liban », notion qui figure en introduction du « Cadre général de l’enseignement préuniversitaire », proclamé au Grand Sérail gouvernemental le 15/12/2022.

C’est grâce à l’éminent historien libanais Antoine Hokayem qu’une documentation historique abondante, puisée des archives diplomatiques, analysée, commentée et diffusée avec la plus profonde rigueur et honnêteté intellectuelle, qu’il faudra à l’avenir, en psychologie historique, remédier à des projections idéologiques au présent par des Libanais qui vivent des mémoires fragmentées et des imaginaires frontaliers morbides d’autrefois, imaginaires exploités par des politicards et des intellectuels sans expérience dans la mobilisation conflictuelle communautaire.

Qui sont effectivement les partisans, les hésitants, les réfractaires à « l’État du Grand Liban » ? Les sources culturelles du drame actuel de non-État que nous vivons résident dans une psyché maronite (nous ne disons pas les maronites, ni surtout Bkerké), psyché manipulée et qui vit un imaginaire morbide d’un Petit Liban d’autrefois. D’autres psychologies historiques communautaires exigent d’autres remédiations. Le Liban autonome sous le régime ottoman ne se limitait pas à Jounié et au Kesrouan ! L’arrêté n° 318 du 31 août 1920 et la Proclamation officielle du 1er septembre 1920 exigent désormais une historiographie scientifique, fort réaliste, du Liban et des Libanais, à la fois « intégrale », celle des 10 452 km2, et « intégrée », c’est-à-dire des rapports séculaires entre toutes les anciennes provinces, familiaux, sociaux, économiques, culturels…

Antoine Hokayem rapporte en peu de mots et toujours en profondeur : « Les frontières de l’émirat maanite et chéhabiste étaient mouvantes (…) et la particularité de la Montagne s’est concrétisée avec la moutassarrifiya qui, par son aménagement politique et la reconnaissance internationale et sa composition démographique, a été le noyau de l’État du Grand Liban. Mais ses frontières étaient exiguës et ne répondaient pas aux aspirations des partisans de l’indépendance. » (p. 6)

L’auteur relève que le patriarche Hobeiche, avec les évêques maronites, a relevé ceci dès 1840 dans l’article 12 de la requête du patriarche maronite Yousef Hobeiche, le 29 octobre 1840, à l’adresse du sultan ottoman et intitulée : « Présentation des gratifications souhaitées de Sa Majesté le sultan Abdel Magid de la part du patriarche maronite d’Antioche, des évêques, clergé et peuple maronites et leurs descendants après eux » (pp. 6-7, 9-10).

La concentration d’historiens sur ce que voulaient des chrétiens et ce que voulaient des musulmans témoigne d’une occultation de l’histoire des mentalités à la suite de la chute de l’Empire ottoman. L’auteur rapporte l’unanimité en faveur du Grand Liban, « ce qui a suscité la colère de Fayçal et ses supporters » (p. 19). Le plus exaltant dans l’ouvrage : « Ce que je rapporte montre clairement que le patriarche ne s’est pas rendu à Paris pour improviser des demandes à soumettre à des décideurs. Il était plutôt porteur du poids d’un cheminement vers l’indépendance difficile dont la date remonte à 1840 au temps du patriarche Hobeiche et le poids de réclamations cumulées formulées par le peuple libanais et ses représentants au conseil d’administration, avec la participation d’un grand nombre des habitants des régions dont il est réclamé l’annexion à la moutassarrifiya. Il s’est donc rendu porteur d’un legs précieux déposé entre ses mains par la majorité des décideurs des communautés libanaises, parce qu’il représentait toute la nation (umma kâmila) suivant la qualification du président de la Commission King-Crane » (p. 21).

En partant des documents qu’il avait autrefois publiés, l’auteur rapporte le mémorandum du patriarche Hobeiche au Congrès de la paix : « Les Libanais formaient avec constance une unité nationale qui se distingue des groupements avoisinants par la langue, les comportements et la culture » (p. 25). Il cite plusieurs fois le rôle de Mgr Cyrille Moghabghab, évêque des grecs-catholiques à Zahlé (pp. 27, 32). La ferme opposition émane du Congrès syrien et de la volonté de rattachement à la Syrie (p. 35). On relève dans un document officiel du 10 juillet 1920 : « Indépendance du Liban et sa neutralité politique » (p. 39). Quant aux frontières définitives, « elles n’ont été dressées qu’au début de février 1922 quand les deux experts Paulet et Newcombe ont établi les cartes précises à cet effet » (p. 45).

L’auteur conclut ainsi : « Tel est le cadre historique de la genèse de l’État du Liban (…). Les partisans du Grand Liban ont créé l’État dont ils rêvaient depuis la première moitié du XIXe siècle (…). Ils devaient affronter deux grandes puissances, la Grande-Bretagne et la France, le mouvement sioniste et le groupement unioniste syrien (…) jusqu’à l’aboutissement final de leur entreprisse (…). Il est vrai que les communautés chrétiennes étaient enthousiastes, mais un grand nombre de dirigeants d’autres communautés, les druzes, les chiites et même sunnites, ont aussi œuvré, à des degrés variables, pour l’aboutissement (…). Le nouveau-né s’est heurté à des pressions durant des années (p. 48). Kazem Solh est parmi les plus véhéments rebelles aux pressions au 2e Congrès du Sahel en janvier 1936 avec son célèbre manifeste : Le dilemme de l’union et de la séparation au Liban, manifeste qui témoigne d’un revirement radical dans l’attitude de nombreux intellectuels et leaders musulmans à propos de l’entité libanaise (…), ce qui a été le prélude au pacte national de 1943 » (pp. 48-49).

Dans un précédent ouvrage, Antoine Hokayem rapporte des documents diplomatiques à propos de pressions exercées sur des communautés pour le rejet des frontières de l’État du Grand Liban (Kirâ’fî mawâqif fa’âliyat al-tawâ’if min dawlat Lubnân al-kabîr, USEK, Le Point, 2021).

L’ouvrage d’Antoine Hokayem constitue désormais la référence suprême en vue d’un géorécit renouvelé et authentique, dans une perspective de psychologie historique, sur la genèse de l’État du Grand Liban. Il s’agit de remédier à des mémoires fragmentées. Un ouvrage récent montre les risques d’espaces mémoriels fragmentés et de « frontières imaginaires » en Europe avec exploitation dans des situations de crises et de mobilisation conflictuelle (Beatrice Von Hirschausen, Les provinces du temps. Frontières fantômes et expériences de l’histoire, CNRS éd., 2023, 400 p.).

***

Quelle historiographie désormais du Liban des 10 452 km2 et des Libanais à la fois « intégrale », de toute la géographie du Liban, et aussi « intégrée », c’est-à-dire des rapports séculaires, familiaux, sociaux, politiques, économiques, culturels… entre toutes les régions ? Telle est la perspective détaillée dans l’ouvrage de la Chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue à l’USJ avec des préfaces du ministre de l’Éducation et du recteur de l’USJ : État et vivre-ensemble au Liban : culture, mémoire et pédagogie (2023, 224 p. + 160 p. en arabe). L’ouvrage sera suivi d’applications pédagogiques en 2024 (pp. 173-176).

Il s’agit d’un processus d’acculturation de l’État pour réconcilier la géographie et l’histoire en rupture dans la psychologie historique. Bachir Gemayel témoigne avec véhémence et détermination de son attachement avant son élection en tant que chef de l’État aux 10 452 km2 et au pacte national de 1943 après avoir dénigré la perception du pacte en tant que compromission interélite. Il s’agit du contrat social fondateur qu’il faudra, selon Rachid Karamé en 1976, « enrichir et non annuler » (nughnihi wala nulghihi).

Antoine MESSARRA

Chaire Unesco – USJ

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Le nouvel ouvrage d’Antoine Hokayem, en un petit volume fort dense par sa documentation, ses références et ses détails géographiques, met fin, il faut désormais l’espérer, à des palabres, des imaginaires morbides et une approche idéologique et identitaire camouflée, à une controverse sur la genèse et réalité profonde de la Proclamation de l’État (sic) du Grand Liban...

commentaires (1)

Intéressant

Eleni Caridopoulou

18 h 17, le 27 décembre 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Intéressant

    Eleni Caridopoulou

    18 h 17, le 27 décembre 2023

Retour en haut