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Moyen-Orient - Entretien

« La stratégie de médiation du Qatar rend l’émirat incontournable »

Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’Orient-Le Jour » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO, l'Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient, chargée de cours à l’Institut d’études politiques de Paris (IEP).

« La stratégie de médiation du Qatar rend l’émirat incontournable »

L'émir du Qatar Tamim ben Hamad al-Thani avec le chef du Hamas Ismail Haniyeh, le 23 mai 2021. Emirate Council/Handout via AFP

Le monde a les yeux fixés sur la médiation du Qatar. Comment cette guerre a-t-elle affecté l’émirat ? Jusqu’où pourrait aller ce rôle d’intermédiaire ?

Le Qatar a très vite proposé ses services, se sachant le seul à pouvoir parler avec le Hamas en raison de leurs liens anciens. Cette médiation représente pour l'émirat un « retour sur investissement » intéressant, et il se pose en acteur incontournable.

Je voudrais tout d’abord rappeler quelques éléments sur ce qu’est le Qatar, permettant de comprendre le rôle d’intermédiaire de ce petit pays qui existe depuis 1971 et qui apparaît véritablement sur la scène internationale en 1995, lorsque l’émir Hamad destitue son père et prend le pouvoir. Le pays est coincé entre deux puissances régionales rivales que sont l’Arabie saoudite et l’Iran, ce qui engendre un sentiment de fragilité et de vulnérabilité que l’émir compense par une stratégie consistant à diversifier ses relations pour s’assurer une certaine sécurité. La découverte d’importantes quantités de gaz qui en fait le deuxième plus grand producteur (et le troisième en termes de réserves prouvées) lui permet d’occuper une place au-delà de ce que sa taille lui permettrait. C’est ainsi que la caractéristique de sa politique extérieure est de parler avec de nombreux acteurs et de servir d’intermédiaire dans différents conflits. Je pense notamment à son rôle joué dans la reconstruction du Liban-Sud en 2008 lors de l’accord de Doha ou, plus récemment, aux négociations à Doha entre les Américains et les talibans. La particularité du Qatar est d’abriter sur son sol de nombreux responsables, en particulier des Frères musulmans en difficulté dans leur pays d’origine et des opposants de différentes obédiences. Lors de la vague de contestation en 2011, il a favorisé la montée des mouvements islamistes, en particulier à travers sa chaîne de télévision al-Jazeera. Cette stratégie rend donc l’émirat incontournable aujourd’hui.

L’opinion publique occidentale a souvent une image négative du Qatar, et le fait que ce pays abrite la branche politique du Hamas n’a pas arrangé cette perception. Pourtant, c’est avec l’accord du gouvernement Netanyahu que le Qatar transférait de l’argent au Hamas, et c’est à la demande de plusieurs pays qu’il joue ce rôle de médiateur. Le Qatar a-t-il plus à perdre ou à gagner s’il continue cette politique d’ouverture envers tous les acteurs ?

Oui, le Qatar souffre d’une image ambivalente auprès des pays occidentaux qui ne comprennent pas sa stratégie ou ne voient que ce qu’ils considèrent comme un soutien à l’islam politique. Son rôle de médiateur est pourtant extrêmement utile comme nous le voyons actuellement, car les négociations, grâce à son rôle, ont permis d’obtenir la libération d’otages du Hamas contre celle de prisonniers palestiniens, sans oublier la trêve. Il y a une forme d’hypocrisie, à commencer de la part d’Israël, qui critique ou va même jusqu’à dénoncer le rôle de Doha alors qu’effectivement le soutien financier aux Palestiniens de Gaza a été apporté avec son accord, à travers les banques israéliennes. Israël en avait besoin pour éviter que la bande de Gaza n’explose en raison du blocus et parce qu’il refuse d’assumer son rôle de puissance occupante. Rappelons que les relations entre le Qatar et Israël sont anciennes, un bureau commercial ayant été ouvert à Doha en 1996 et fermé en novembre 2000. Si le volume d’échanges entre les deux pays est modeste, il existe malgré tout. En 2012, l’émir a été le premier chef d’État à se rendre dans la bande de Gaza en proposant un fonds d’investissement de 400 millions de dollars. Encore une fois, cela s’est fait avec l’accord d'Israël.

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On ne peut effectivement exclure qu’Israël voudra un jour éliminer les responsables de l’attaque du 7 octobre, comme il l’a fait systématiquement pour les responsables de l’attentat contre la délégation israélienne aux Jeux olympiques de Munich en 1972. Actuellement, cela ne me semble pas à l’ordre du jour car cette médiation est menée avec l’accord et à la demande de Washington. Les États-Unis étaient satisfaits que les dirigeants du Hamas quittent Damas en 2011/12 et s’installent à Doha afin d’affaiblir « l’axe de la résistance », contribuer à leur parler et espérer modérer leurs positions. Il faudrait probablement qu’Israël obtienne l’accord des États-Unis pour mener une telle opération sur le sol d’un de leurs alliés parce que Washington y dispose de la plus grande base militaire au Moyen-Orient, al-Udeid, qui comprend le centre de coordination des forces contre le groupe État islamique en Irak et en Syrie. Washington a d’ailleurs accordé en 2022 le statut d'« allié majeur non membre de l'OTAN » au pays.

Les relations du Qatar avec le royaume saoudien semblent s’être un peu réchauffées après la fin du blocus quadripartite. Mais, suite à son récent repositionnement et au gel du processus de normalisation avec Israël, l’Arabie pourrait être tentée de jouer, elle aussi, un rôle de médiateur entre l’Occident et les courants radicaux palestiniens. Où en sont les relations entre les deux pays ?

Effectivement, les relations se sont améliorées mais sans que les problèmes de fond ne soient réglés pour autant. Je considère que le rôle joué par Doha dans ce conflit n’est pas un problème pour Riyad, qui n’a pas les atouts de son petit voisin. Les Saoudiens n’abritent pas la direction politique du Hamas et même s’ils négociaient ces derniers mois afin de normaliser leurs relations avec Israël, ils n’ont pas l’ancienneté de Doha. En revanche, il est probable que lorsque le temps de la négociation politique arrivera, s’il arrive, le prince héritier saoudien ne laissera pas Doha jouer un rôle central. Mais est-ce le choix ou le désir des autorités qataries d’aller au-delà de ce rôle de médiateur ?

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Les Émirats étaient opposés à la réintégration du Qatar lors du sommet des chefs d’État du CCG qui s’est tenu dans le royaume saoudien en janvier 2021, car aucune des conditions qui avaient été imposées lors du blocus en 2017 n’avaient été remplies. Mais le prince héritier saoudien n’a pas tenu compte des objections de Mohammad ben Zayed, ce qui l’a contrarié. De plus, les Émirats ont normalisé leurs relations avec Israël, ce que n’a pas fait le Qatar. Doha n’a aucun intérêt à s’immiscer dans la relation entre Riyad et Abou Dhabi. Il poursuit ses objectifs qui consistent à trouver sa propre voie, de maintenir sa singularité pour exister sur la scène régionale et internationale, ce qu’il réussit plutôt bien : tout le monde connaît aujourd’hui le Qatar, non seulement parce qu'il a organisé la Coupe du monde de football mais aussi pour ses différentes médiations utiles.

Une fois les otages libérés, pensez-vous que le Qatar va subir des pressions pour expulser les dirigeants du Hamas ? Une piste suggérant que ces derniers pourraient trouver refuge dans un camp palestinien du Liban aurait été discutée. Quel crédit apporter à ces deux théories ?

Les autorités du Qatar ne veulent pas aborder ce sujet actuellement, ce qui mettrait en danger leur position de médiateur. En effet, pourquoi le Hamas accepterait-il de continuer à négocier s’il a des doutes sur son avenir dans l’émirat ? L’hypothèse selon laquelle ils pourraient trouver refuge dans un camp palestinien au Liban ne me paraît pas très crédible car ils se rapprocheraient d’Israël mais aussi de la Palestine, représentant ainsi aux yeux des Israéliens un réel danger.

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Le monde a les yeux fixés sur la médiation du Qatar. Comment cette guerre a-t-elle affecté l’émirat ? Jusqu’où pourrait aller ce rôle d’intermédiaire ?Le Qatar a très vite proposé ses services, se sachant le seul à pouvoir parler avec le Hamas en raison de leurs liens anciens. Cette médiation représente pour l'émirat un « retour sur investissement » intéressant,...

commentaires (2)

La diplomatie qatari peut paraître improductive, quand apparaît un interlocuteur plus concerné dans ce drame de par sa position géopolitique comme l’Egypte. On s’aperçoit, je cite : ""Plus discret que Doha dans la médiation entre Israël et le Hamas, Le Caire n’en est pas moins incontournable"". Le rôle grandissant de l’Egypte à l’avenir sera renforcé. Gaza, aide humanitaire, échange de prisonniers… https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/15/la-guerre-israel-hamas-donne-l-occasion-a-l-egypte-de-retrouver-une-influence-diplomatique_6205986_3232.html#

Nabil

10 h 55, le 16 décembre 2023

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Commentaires (2)

  • La diplomatie qatari peut paraître improductive, quand apparaît un interlocuteur plus concerné dans ce drame de par sa position géopolitique comme l’Egypte. On s’aperçoit, je cite : ""Plus discret que Doha dans la médiation entre Israël et le Hamas, Le Caire n’en est pas moins incontournable"". Le rôle grandissant de l’Egypte à l’avenir sera renforcé. Gaza, aide humanitaire, échange de prisonniers… https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/15/la-guerre-israel-hamas-donne-l-occasion-a-l-egypte-de-retrouver-une-influence-diplomatique_6205986_3232.html#

    Nabil

    10 h 55, le 16 décembre 2023

  • ""La stratégie de médiation du Qatar rend l’émirat incontournable""......... Muni d’un gros chéquier, et des cadeaux de Rolex entre autres, le Qatar confirme l’adage : ""qui donne, ordonne"", ou si vous préférez : رنو الفلوس على بلاط ضريحه وأنا الكفيل برد الجواب . Mais cette diplomatie peut paraître improductive, quand apparaît un interlocuteur plus puissant qu’il soit régional, ou international, les Américains ou les saoudien. Qu’on attribue des rôles diplomatiques, ou déléguer ce pouvoir, reste de l’ordre du mystère.

    Nabil

    01 h 49, le 16 décembre 2023

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