Rechercher
Rechercher

Idées - Entretien

Karim Amellal : Quel pays ne fait pas du double, du triple ou du quadruple standard diplomatique ?

Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’Orient-Le Jour » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Karim Amellal, écrivain, entrepreneur, ambassadeur de France et délégué interministériel à la Méditerranée depuis 2020.

Karim Amellal : Quel pays ne fait pas du double, du triple ou du quadruple standard diplomatique ?

Le président français Emmanuel Macron (au centre), lors de la conférence humanitaire pour Gaza, au palais de l'Élysée, à Paris, le 9 novembre 2023. Photo d'archives AFP

Diplomate, vous êtes également franco-algérien, romancier, essayiste, enseignant à Sciences Po. Vous militez depuis longtemps contre les injustices et pour le rapprochement des deux rives de la Méditerranée. Comment vivez-vous ce terrible approfondissement des lignes de faille provoqué par cette nouvelle guerre à Gaza ?

Je suis bouleversé par ce qui est en train de se passer : par la violence de l’attaque du Hamas et par la terrible riposte israélienne qui pour moi s’apparente à une punition collective des Palestiniens dont je crains qu’elle ne fasse naître des monstres pires encore que ceux qui ont frappé le 7 octobre. J’ai toujours essayé d’écouter et de comprendre les différents points de vue pour les rapprocher, quand c’est possible. Je suis moi-même un précipité de plusieurs cultures, religions, origines, comme des millions d’autres personnes qui composent ce que l’on appelle, d’un mot un peu vague, les « diasporas ». C’est en quelque sorte notre vocation que, provenant d’ici et de là, comprenant les uns et les autres, de pouvoir jouer un rôle de médiation, de bâtir des ponts en dissipant les malentendus. Par les temps qui courent, faits de brutalité, de défiance et d’instantanéité, nous nous éloignons de plus en plus les uns des autres, nous sommes autant de ghettos sur pattes, repliés sur nous-mêmes. Mais nous avons plus que jamais besoin de continuer à penser avec l’autre, à s’écouter. Ce qui arrive entre Palestiniens et Israéliens aujourd’hui est un condensé de ce qu’il y a de pire dans le monde : injustice, incommunicabilité, polarisation et radicalisation des opinions, négation de l’autre, avec toute la charge émotionnelle que cela implique.

Vous parlez de lignes de faille, mais j’ai plutôt le sentiment d’un gigantesque mur – encore un – plus épais que jamais qui se dresse entre deux mondes, deux blocs de douleurs et d’imaginaires, chacun détenant sa vérité, sa légitimité, sa souffrance, nécessairement plus fortes que celles de l’autre. Or mon travail de diplomate, d’intellectuel, c’est tenter de m’extraire de cette confrontation, de dépasser l’émotion immédiate, la colère, pour engager un dialogue constructif.

Le positionnement de la France a suscité énormément de critiques dans le « Sud global » et plus particulièrement dans le monde arabe. Comprenez-vous ces critiques ? Comment y répondez-vous ?

Comment ne pas l’entendre ? Je trouve pourtant que ce procès est assez injuste et s’explique davantage par le délitement de notre image dans le monde arabe, et les incompréhensions à répétition que nous suscitons, que par la réalité de notre position. Nous nous efforçons, et le président Macron en premier lieu, de tenir compte de la situation de part et d’autre : à la fois en condamnant le terrorisme du Hamas qui a massacré des civils innocents en Israël ; en apportant notre aide humanitaire et en travaillant à la mise en œuvre d’un cessez-le-feu et, enfin, en poursuivant nos efforts pour définir une solution politique avec l’ensemble des protagonistes, ce qu’on appelle « le jour d’après ». Nous poursuivons parallèlement nos efforts en vue de la libération des otages, notamment français, ce qui est une priorité pour nous, et nous nous réjouissons du succès de la médiation conduite par le Qatar qui a permis plusieurs vagues de libération et l’obtention d’une trêve reconductible.

Lire aussi

Denis Bauchard : « L’influence de la Russie et de la Chine tend à supplanter celle des États-Unis et de l’Europe »

Je note par ailleurs, en particulier après l’interview qu’il a donnée à la BBC (durant laquelle il a notamment exhorté Israël à cesser de tuer des femmes et des bébés, NDLR), que le président Macron se fait critiquer des deux côtés, preuve sans doute qu’il tient une ligne d’équilibre. Celle-ci est délicate, fragile, mais il nous faut la tenir et nous devons à la fois soutenir les Israéliens traumatisés par l’attaque du 7 octobre et les Palestiniens traumatisés par l’offensive israélienne à Gaza et ses conséquences meurtrières – à Gaza comme en Cisjordanie, où les terrifiantes attaques de colons font aussi de nombreuses victimes civiles. Comme l’a rappelé avec force le président de la République, si Israël a le droit de se défendre, la réponse d’une démocratie face à une attaque terroriste ne peut être d’ignorer le droit international humanitaire. Il n’y a aucune légitimité à tuer des femmes et des enfants, des civils innocents.

Enfin, je note que même si les critiques sont bien entendu légitimes, d’où qu’elles émanent, elles traduisent aussi les attentes et espérances fortes que notre pays, malgré tout, continue de susciter dans le monde arabe. Mieux vaut cela que l’indifférence.

Après cette guerre, il faudra réfléchir au jour d’après. Quelle politique méditerranéenne pourrait-elle permettre à la France d’être à nouveau audible et de jouer le rôle qui doit être le sien sur la scène internationale ?

Je crois que la France a un rôle à jouer, parce qu’elle parle à tous les protagonistes de la région, parce qu’elle a une ligne politique d’équilibre, et parce que nous avons un rôle d’entraînement (en Europe et au-delà). Nous devons, et le président de la République l’a exprimé à plusieurs reprises, être aux côtés des Palestiniens et des Israéliens pour réfléchir au jour d’après et élaborer une solution politique viable, laquelle ne peut consister qu’en deux États : un État israélien dont la sécurité doit être garantie et un État palestinien viable. C’est la position de la France depuis François Mitterrand. Il n’y a aucune inflexion ou bifurcation : la France est aujourd’hui l’un des pays occidentaux les plus engagés, sinon le plus engagé, en soutien aux Palestiniens sur le plan humanitaire – en témoigne la conférence réunie à Paris le 9 novembre – comme sur le plan politique.

Ce qui se passe, tragiquement, paradoxalement, mais inévitablement, peut conduire les acteurs à revenir autour de la table et à travailler à « l’après » avec l’ensemble des acteurs, y compris régionaux, européens, américains bien sûr. La Méditerranée, ce minuscule espace qui nous réunit tous, peut-être l’espace du dialogue et de la coopération plutôt que de la confrontation. Enfin, je crois fermement que l’Europe peut avoir un rôle crucial à jouer dans un règlement politique parce qu’elle est une puissance d’équilibre, si elle s’en donne les moyens et surmonte ses divisions.

Cette guerre a provoqué une nouvelle flambée de l’antisémitisme et de l’islamophobie en France. Pour avoir corédigé un rapport sur la haine en ligne, quelles seraient aujourd’hui vos préconisations pour lutter contre ce fléau ?

Ce que l’on appelle « l’importation du conflit israélo-palestinien » n’est pas un phénomène nouveau. Chaque vague de violence, chaque résurgence de ce conflit provoque en Europe, en France en particulier, une augmentation assez terrifiante des actes antisémites, mais aussi une recrudescence des propos et actes ciblant la communauté arabe et musulmane. Nos identités, en France comme ailleurs, sont devenues conflictuelles, « meurtrières » comme l’a écrit il y a longtemps déjà Amin Maalouf. Cette mécanique identitaire s’accentue en se polarisant et en se radicalisant, notamment par le jeu des réseaux sociaux mais aussi de médias qui en font leur miel. Cela nourrit les extrémismes et menace notre démocratie.

Face à la montée de ces haines, qu’il faut combattre sur tous les fronts sans les mettre en concurrence, nous devons poursuivre les efforts de régulation des réseaux sociaux, mais aussi prôner et mettre en œuvre, au niveau des responsables publics, des médias et des intellectuels, une éthique de l’apaisement consistant à éviter de céder à des raisonnements simplificateurs, des amalgames, des attaques gratuites. De ce point de vue, les appels à l’unité du président Macron sont nécessaires. Et puis nous devons inlassablement expliquer que ce qu’il se passe à Gaza n’est en aucune manière une guerre de religion ou de civilisation. Ce ne sont pas les juifs contre les musulmans, c’est d’abord une guerre de territoires.

La jeunesse et les sociétés civiles des mondes arabes et musulmans sont devenues particulièrement critiques envers la France, qu’elles accusent d’avoir, au nom de la realpolitik, soutenu les contre-révolutions et cautionné, avec de simples réserves, la consolidation autoritaire. Comment la France pourrait-elle renouer avec cette jeunesse et rester fidèle à ses valeurs universelles ? Quels sont les outils dont elle pourrait se servir pour renforcer son « soft power » aujourd’hui écorné ?

La France a en effet dans le monde arabe une image qui se brouille, depuis de longues années, en particulier au sein de la jeunesse. Je préfère parler de brouillage plutôt que de détérioration car, dans nombre de pays du monde arabe, c’est encore vers la France, ses universités, sa culture et son art de vivre qu’une grande partie de la jeunesse se tourne, et fort heureusement !

Ce brouillage de notre image est le résultat de plusieurs facteurs conjugués. D’abord de nos propres erreurs, de malentendus persistants – comme sur la laïcité ou le rapport à l’islam – et de notre incapacité, souvent, à expliquer ce que nous faisons. C’est aussi le fruit d’une certaine arrogance de notre part, mais aussi de l’idée, de plus en plus répandue au Sud qu’il y aurait en Occident comme une sorte de « malin génie » qui œuvrerait à conquérir et dominer, car au fond ce serait sa turbine idéologique depuis toujours. Ce type de raisonnement simplificateur et manichéen offre dans certains pays travaillés par de puissants courants nationalistes une lecture très confortable des relations internationales. La France, de par son histoire et son passé colonial, n’y échappe pas. De tout cela est née, entre autres, cette accusation du « double standard », un peu simpliste selon moi – quel pays ne fait pas du double, voire du triple ou du quadruple standard sur le plan diplomatique ? Chaque État agit d’abord en fonction de ses intérêts en s’efforçant autant que possible de les concilier à des valeurs universelles, la France comme les autres. Enfin, dernière raison à ce brouillage : le fait que nous ne sommes plus seuls ! Nous sommes aujourd’hui face à des compétiteurs redoutables, voire à des adversaires qui cherchent parfois délibérément à nous nuire, dans tous ces pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient.

Lire aussi

Béligh Nabli : L’inconstance des Occidentaux sape la crédibilité de leur posture morale

Dans ce contexte tumultueux, nous avons à la fois besoin de nouvelles approches mais aussi de nouveaux outils (et je crois que le président Macron est très lucide à cet égard). Nous devons avoir avec les pays dits du Sud des relations d’égal à égal, non condescendantes ni arrogantes, mais mutuellement avantageuses. Ensuite nous devons imaginer des outils qui mettent en œuvre cette approche – à l’image du fonds Maghreb que nous développons, qui consiste à soutenir l’investissement des entreprises françaises dans cette région, ce qui est aussi un moyen d’y freiner la fuite des cerveaux. Certaines thématiques, l’intelligence artificielle, la culture, l’environnement, sont propices et potentiellement fédératrices, car il y a un intérêt à agir, de part et d’autre. Enfin, n’oublions pas les diasporas, qui jouent un rôle essentiel entre les deux rives et que nous devons davantage associer à notre action. Tout ce travail, nous avons commencé à le faire.

Diplomate, vous êtes également franco-algérien, romancier, essayiste, enseignant à Sciences Po. Vous militez depuis longtemps contre les injustices et pour le rapprochement des deux rives de la Méditerranée. Comment vivez-vous ce terrible approfondissement des lignes de faille provoqué par cette nouvelle guerre à Gaza ? Je suis bouleversé par ce qui est en train de se passer : par la...

commentaires (1)

"… Quel pays ne fait pas du double, du triple ou du quadruple standard diplomatique ? …" - Ben… le Liban bien sûr. Ici on fait du octovigintuple standard. Si si, ça existe!

Gros Gnon

08 h 50, le 15 décembre 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • "… Quel pays ne fait pas du double, du triple ou du quadruple standard diplomatique ? …" - Ben… le Liban bien sûr. Ici on fait du octovigintuple standard. Si si, ça existe!

    Gros Gnon

    08 h 50, le 15 décembre 2023

Retour en haut