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Idées - Entretien

Béligh Nabli : L’inconstance des Occidentaux sape la crédibilité de leur posture morale

Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’OLJ » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Béligh Nabli, professeur des Universités en droit public à Paris XII-UPEC, qui a récemment publié Relations internationales. Droit, théorie, pratique  (Paris, Pedone, 2023).

Béligh Nabli : L’inconstance des Occidentaux sape la crédibilité de leur posture morale

Le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le président français Emmanuel Macron lors de leur conférence de presse commune à Jérusalem, le 24 octobre 2023. Archives AFP.

Votre dernière chronique pour le magazine « L’OBS » est puissamment intitulée « Gaza : cimetière du droit international ». Que vouliez-vous signifier à travers cette image ?

Le droit international fait l’objet d’une critique lancinante portant sur son absence (supposée) d’effectivité, sur son défaut de force obligatoire ou contraignante. Une critique qui vise en particulier la capacité des grandes puissances et de leurs alliés stratégiques à violer leurs obligations internationales sans risque de sanction. Le cas de l’invasion anglo-américaine illégale de l’Irak en 2003, une guerre d’agression, en est un exemple flagrant. L’invasion de Gaza dans des conditions qui transgressent le cadre prescrit par le droit de la guerre offre une nouvelle illustration des limites de la légalité internationale face aux politiques et aux lois de la puissance.

De jure, il y a des principes et des règles à respecter sur la scène internationale, y compris en cas de guerre (même « asymétrique » ou non interétatique, comme dans le cas du conflit armé opposant Israël au Hamas). Le « jus in bello » réglemente la manière dont la guerre est menée, il est censé protéger les victimes des conflits armés. À visée humanitaire, ce droit international humanitaire procède essentiellement de la IVe Convention de Genève de 1949 qui codifie les règles applicables en matière de protection des populations civiles.

De facto, aucun des belligérants dans cette guerre ne semble prendre en considération les limites à leur action prescrites par le droit international. Une indifférence particulièrement problématique pour Israël, qui se présente comme un État de droit. L’opération militaire israélienne dans l’enclave palestinienne procède d’un esprit de vengeance, qui échappe à la rationalité du droit international. Les actes commis par les soldats de l’armée israélienne s’inscrivent bien au-delà du droit à la « légitime défense » : le blocus total de Gaza (qui empêche les civils d’accéder aux services et biens essentiels), les bombardements (massifs, disproportionnés et indifférenciés, entre civils et combattants), les destructions des infrastructures civiles (dont des hôpitaux), le « transfert forcé » aux accents de nettoyage ethnique de près de 1,5 million de civils sont constitutifs de crimes internationaux. Or, non seulement le veto américain bloque toute perspective de condamnation d’Israël par le Conseil de sécurité, mais, à défaut de soutien occidental, le procureur de la Cour pénale internationale manque de volonté et de moyens pour enquêter sur les crimes commis.

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Plus largement, en sus de la traditionnelle impunité judiciaire (nationale et internationale) dont jouissent les dirigeants et militaires israéliens responsables de crimes internationaux, le fait que les démocraties occidentales s’abstiennent de les condamner sur le plan diplomatique sape la croyance dans l’application universelle du droit international (des droits de l’homme). Des démocraties qui, du fait de leur politique des « deux poids, et deux mesures » et de leur discours à géométrie variable, discréditent le droit international qu’elles ont elles-mêmes inspiré à la fin de la Seconde Guerre mondiale sur la base de considérations humanistes et universalistes. L’inconstance des discours occidentaux est particulièrement patente dans le conflit israélo-palestinien. Or cette duplicité contribue in fine à saper la crédibilité de leur posture morale et à contester leur hégémonie par la Chine, la Russie et autres puissances régionales constitutives du « Sud global ».

Plusieurs types de « crimes internationaux » auraient été commis par le Hamas et l’armée israélienne depuis le début de cette guerre. Pourriez-vous clarifier cette notion ?

Selon le droit de la guerre, ou droit international humanitaire, les dirigeants et membres du Hamas et des forces armées israéliennes ont pour obligation d’épargner la vie des populations civiles, à défaut de quoi ils risquent d’être responsables de « crimes internationaux ». De quoi s’agit-il ? Juridiquement, cette notion vise des actes criminels d’une gravité exceptionnelle qui engagent la responsabilité des individus qui les ont commis, y compris lorsqu’il s’agit de dirigeants (politiques ou militaires) étatiques. Le droit international pénal pose en effet le principe de la responsabilité pénale individuelle, quelle que soit la qualité de l’auteur de l’acte.

Le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale (CPI) énumère (aux articles 5 à 8) quatre types de crimes internationaux : le « génocide », les « crimes contre l’humanité », les « crimes de guerre » et l’agression. Non seulement tous peuvent être invoqués à des degrés divers dans le contexte de la guerre actuelle, mais également, les deux belligérants sont concernés et susceptibles d’être poursuivis pour ces différents crimes - sachant qu’un même acte peut constituer à la fois un crime de guerre, un crime contre l’humanité et un génocide, dès lors que l’ensemble des éléments définitionnels de chacun de ces crimes sont vérifiés.

Un « crime de guerre » est une « violation grave des Conventions de Genève » (art. 8 ). Il peut s’agir d’un acte unique (par exemple le meurtre d’un civil ou un acte de torture), mais il doit être commis dans le contexte d’un conflit armé, international ou non. Un « crime contre l’humanité » est un acte (meurtre, transfert forcé de population, emprisonnement, torture, viol, etc.) commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la population civile » (art. 7).

L’historien israélien Raz Segal, spécialiste de l’Holocauste et des études sur les génocides, considère qu’il est juste de qualifier de la sorte ce qui se passe actuellement à Gaza. Craig Mokhiber, le directeur démissionnaire du Haut-Commissariat aux Droits de l’homme de l’ONU à New York, a parlé de « cas d’école », tandis que 800 universitaires ont mis en garde contre un « potentiel de génocide ». D’autres juristes estiment quant à eux que ces accusations sont disproportionnées et que parler de génocide est exagéré ou du moins prématuré. Compte tenu des très nombreuses déclarations incendiaires des plus hauts responsables israéliens, ne peut-on pas déjà parler pour le moins d’« incitation au génocide » ou d’ « intentions génocidaires » ? Que prévoit le droit international dans ces cas-là ?

Le génocide, défini à l’article 6 du statut de la CPI, consiste dans une série d’actes criminels commis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Partant, tant les Israéliens (au regard des circonstances de l’attaque du Hamas) que les Palestiniens (compte tenu des actes et discours qui accompagnent l’offensive militaire à Gaza) pourraient invoquer le caractère génocidaire de l’entreprise lancée par l’ennemi. L’enjeu réside ici dans son intentionnalité. Sur ce plan, des responsables israéliens, représentants d’un État se présentant comme un État de droit, ont tenu une série de déclarations qui traduisent une déshumanisation des Palestiniens. Suite à l’attaque du 7 octobre, le président Isaac Herzog lui même a estimé que toute la nation palestinienne était responsable et a mis en doute l’existence de civils innocents à Gaza. Le ministre de la Défense Yoav Galant a de son côté déclaré : « Nous imposons un siège complet à Gaza. (…) Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » Dans une logique similaire, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a opposé « le peuple des lumières » à celui « des ténèbres ». Récemment, le ministre israélien du Patrimoine Amichay Eliyahu a déclaré en direct qu’il n’était pas entièrement satisfait de l’ampleur des représailles israéliennes et que le largage d’une bombe nucléaire « sur toute la bande de Gaza pour la raser et tuer tout le monde » était « une option ». Depuis, il a été suspendu, mais sans être démis de ses fonctions !

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Selon moi, seule la CPI ou un tribunal pénal international spécial ad hoc serait susceptible de mener une enquête indépendante et impartiale pour identifier les crimes perpétrés et engager la responsabilité pénale des auteurs faisant partie des deux belligérants.

En tant qu’observateur de la politique étrangère de la France, que pensez-vous de sa position dans cette guerre ?

Elle s’inscrit dans une histoire particulière. Durant le conflit israélo-arabe, la France a soutenu la création de l’État israélien et son armement, y compris en vue de l’obtention de l’arme nucléaire. Un tournant a lieu avec la guerre des Six-Jours. Dans une conférence de presse en novembre 1967, le général de Gaulle a lâché sa formule polémique sur « les Juifs (…) peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », mais surtout, il qualifie l’État d’Israël de « guerrier et résolu à s’agrandir ». Comme vous l’avez-vous-même rappelé dans votre ouvrage sur de Gaulle (Le cèdre et le chêne, avec Clotilde de Fouchécour - dir. -, Geuthner, 2015), sa phrase maladroite est venue en occulter une autre, prophétique, dans laquelle il disait qu’Israël « organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance qu’à son tour, il qualifie de terrorisme » …

Près de 20 ans plus tard, le 2 mai 1989, François Mitterrand reçoit le chef de l’OLP Yasser Arafat suivant un protocole digne d’un chef d’État. Enfin, Jacques Chirac s’était rendu en voyage officiel en Israël le 22 octobre 1996, à l’occasion duquel il a su exprimer et incarner le sentiment d’humiliation vécu par les Palestiniens soumis à l’occupation militaire israélienne. Sa confrontation verbale avec les services de sécurité avait été ponctuée par ces mots qui resteront dans les annales : « This is not a method. This is a provocation. »

Sur le conflit israélo-palestinien, la position traditionnelle de la France relevait ainsi de la ligne gaullo-mitterrandienne, qui consiste à prôner à la fois la garantie de la sécurité d’Israël et la légitimité d’un État pour les Palestiniens. Une ligne qui s’appuie sur la lettre et l’esprit du droit international. Or force est de constater la multiplication d’indices remettant en cause cet équilibre depuis la présidence de Nicolas Sarkozy. L’alternance politique et l’arrivée de la gauche au pouvoir ont conforté ce tournant. Ainsi, lors de sa visite en novembre 2013, François Hollande déclarait qu’il trouverait toujours « un chant d’amour pour Israël et pour ses dirigeants ». Pourtant, le gouvernement israélien alors en place n’était autre que l’émanation d’une droite nationaliste dirigée par un acteur essentiel de l’échec du processus de paix, un partisan de la poursuite de la colonisation : Benjamin Netanyahu. Aujourd’hui, Emmanuel Macron semble tergiverser, du moins sans ligne cohérente.

La guerre actuelle à Gaza illustre en effet les atermoiements de la position française. Dans un premier temps, suite à l’attaque du Hamas, le président Macron a semblé donner « carte blanche » à la riposte israélienne. Ainsi, le 23 octobre dernier, lors d’une conférence de presse au côté de Benjamin Netanyahu, il déclarait qu’ : « Israël a le droit légitime de se défendre. Cette cause est juste, point final ». Il omettait ainsi le risque d’abus et les interdits juridiques prescrits en la matière, à savoir les caractères nécessaires et proportionnés de la légitime défense. Puis, dans un second temps, à l’occasion d’une interview à la chaîne BBC, le même président Macron estimait que la réaction israélienne « doit être conforme aux règles internationales de la guerre et au droit international humanitaire », et qu’«  aujourd’hui, (des) bébés, des femmes, des personnes âgées sont bombardés et tués », sans « aucune justification » ni« aucune légitimité. » Suite à ces déclarations, Benjamin Netanyahu a accusé le président français d’avoir commis « une erreur grave sur le plan factuel et moral ». Puis, après avoir échangé avec lui, Emmanuel Macron a finalement affirmé qu’il soutenait « sans équivoque Israël et (son) droit à l’autodéfense »…

Entre incohérences et formulations pro-israéliennes, la voix de la France est plus inaudible que jamais dans cette région du monde. Au grand dam de diplomates qui n’hésitent plus à exprimer leur malaise face à cette tendance s’expliquant en grande partie par des considérations d’ordre interne. C’est un cas unique en son genre : le conflit israélo-palestinien est aussi une question de politique française, une source de tension par-delà les sphères communautaires et partisanes qui suscite une profonde fébrilité jusqu’au sommet de l’État…

Votre dernière chronique pour le magazine « L’OBS » est puissamment intitulée « Gaza : cimetière du droit international ». Que vouliez-vous signifier à travers cette image ?Le droit international fait l’objet d’une critique lancinante portant sur son absence (supposée) d’effectivité, sur son défaut de force obligatoire ou contraignante. Une critique qui vise en...
commentaires (4)

Une grande erreur d’israël car les personnes que je rencontre ils sont devenus antisimites mais ils n’osent pas s’exprimer

Eleni Caridopoulou

20 h 38, le 23 novembre 2023

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Commentaires (4)

  • Une grande erreur d’israël car les personnes que je rencontre ils sont devenus antisimites mais ils n’osent pas s’exprimer

    Eleni Caridopoulou

    20 h 38, le 23 novembre 2023

  • On ne va tout de même écrire un jour, que les torts sont partagés, que pas de véritables gagnants, sauf à parler à l’infini d’une solution à deux Etats, (dont on ne connait pas encore ce territoire palestiniens) alors qu’on sait pertinemment qui a participé à la création de la poudrière de Gaza… et là les responsabilités sont des deux côtés…

    NABIL

    17 h 36, le 23 novembre 2023

  • La "crédibilité de leur posture morale", c’est faire un cas à part pour Gaza ? alors pour rappel, quelle était la posture morale des occidentaux pour l’Ukraine et l’annexion de la Crimée. Tout dépend d’un point de vue, comme nous au Proche-Orient, on a du mal à situer l’Ukraine et son immense territoire. Mais qui s’indignera pour Gaza dévastée, avec ses paysages de désolation, si Israël n’est pas directement concerné par la guerre…

    NABIL

    17 h 30, le 23 novembre 2023

  • Intéressante série d’entretiens, où l’on lit parfois des questions plus longues que les réponses. Dans cet entretien, pas un mot sur l’Ukraine, sur Poutine. Quel est l’origine de "l’inconstance des Occidentaux" sinon leurs divisions. "Occidentaux", terme que Poutine affectionne. Du droit international, en quoi Gaza est un cas à part ? Comment la morale intervient pour qualifier une riposte d’une violence inouïe suite à la virée criminelle des commandos du Hamas. "Gaza est un cimetière pour enfants", (ONU) et à l’heure d’Internet, les réactions des "rues arabes" sont encore mitigées…

    NABIL

    17 h 15, le 23 novembre 2023

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