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Monde - ÉCLAIRAGE

Dans la séquence Gaza, la Turquie d’Erdogan peine à trouver sa place

Le président turc n'a pas eu le rôle de médiateur qu'il convoitait, alors que son pays maintient ses liens commerciaux avec l'État hébreu en cherchant à affirmer une position indépendante.

Dans la séquence Gaza, la Turquie d’Erdogan peine à trouver sa place

Le président israélien Isaac Herzog (à g.) et son homologue turc Recep Tayyip Erdogan se serrent la main lors d’une conférence de presse à Ankara, le 9 mars 2022. Photo STR/AFP via Getty Images

En vingt ans de pouvoir, Recep Tayyip Erdogan a prouvé plus d’une fois que l’inconstance et le pragmatisme faisaient pleinement partie de son style diplomatique. La séquence actuelle du conflit entre le Hamas et Israël n’échappe pas à la règle : prise entre deux feux, la Turquie tergiverse maladroitement entre une condamnation sévère des soutiens à l’État hébreu dans la guerre à Gaza, embarrassant ses alliés de l’OTAN, et la poursuite de sa coopération récente avec Israël. Pour un résultat plus que modeste : à force de prôner l’indépendance de sa ligne géopolitique, le président turc semble relativement isolé, n’obtenant pas les intérêts qu’il convoite auprès de l’Occident et ne pesant que très mollement dans les discussions autour du règlement du conflit.

Après sa troisième réélection consécutive en mai dernier, le chef de l’État avait pourtant montré des signes d’ouverture vers l’Ouest dans l’espoir d’attirer les investisseurs étrangers pour redresser une économie turque défaillante. Préoccupée par divers dossiers, notamment les tensions avec la Grèce, une délégation américaine s’était même rendue en Turquie fin août pour mener un des plus importants exercices militaires conjoints en Méditerranée orientale, convoitée par les deux rivaux.

Un mois auparavant, lors du sommet annuel de l’OTAN à Vilnius, le reïs avait provoqué la surprise générale en acceptant finalement de lever son opposition à l’adhésion de la Suède au traité transatlantique, après des mois passés à souffler le chaud et le froid. Puis la guerre à Gaza a commencé et les compteurs ont été remis à zéro. L’alignement massif de l’Occident sur le droit d’Israël à se défendre après les attaques du Hamas et leur retenue à condamner des bombardements intensifs de la bande de Gaza depuis ont été l’occasion pour le président turc de déflagrer ses frustrations. Célébrant le centenaire de la République turque le 29 octobre dernier, M. Erdogan n’a pas mâché ses mots, accusant l’Occident d’être « le principal coupable des massacres à Gaza » et remettant même en cause le statut étatique d’Israël : « Gaza, la Palestine, qu’y avait-il en 1947 et qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui ? Israël, comment es-tu arrivé ici ? Tu es un occupant, tu es une organisation. » Du jamais-vu, venant d’un membre de l’OTAN.

 Normalisation turco-israélienne

Ce discours véhément rencontre un certain succès auprès de la base militante du président, fidèle à sa posture de parrain historique de la cause palestinienne. « C’est la raison principale pour laquelle Erdogan a dû changer de ton : il doit faire face à une puissante composante de son parti et de son électorat, la plus conservatrice et islamiste, et qui est vraiment propalestinienne », avance Eleonora Tafuro Ambrosetti, chercheuse au Centre Russie, Caucase et Asie centrale de l’Institut pour les études de politique internationale.

Le 28 octobre, une démonstration de force en soutien à la Palestine a réuni des centaines de milliers de personnes dans ce qui a été considéré par les organisateurs comme la plus grande manifestation de soutien au monde pour Gaza. Faisant appel à « l’influence d’Erdogan au Moyen-Orient et dans le monde musulman », des familles d’otages israéliens ont même exhorté, dans une lettre, le président à utiliser son pouvoir pour parvenir à une résolution du dossier. Une ferveur entretenue par Ankara et qui permet à la majorité du parti présidentiel AKP (parti de la Justice et du Développement) de mettre en sourdine les arguments de l’opposition. Plusieurs députés ont en effet souligné l’incohérence du gouvernement à l’heure où la Turquie continue de commercer avec Israël à l’issue d’une normalisation récente de leurs relations.

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Ces dernières années, le commerce entre les deux pays a drastiquement augmenté, passant à 8,9 milliards de dollars en 2022, contre 1,4 milliard en 2002. Depuis la séquence à Gaza, malgré un rappel réciproque de leurs ambassadeurs, la Turquie s’est abstenue de prendre de véritables sanctions à l’égard d’Israël, se contentant de déclarer que la poursuite des projets communs ne pourrait aboutir sans un cessez-le-feu à Gaza. En substance : un projet de transfert de gaz depuis les champs israéliens de Leviathan vers la Turquie, en position de carrefour stratégique vers les marchés européens. « Ces liens continueront d’exister, même si Erdogan adopte une position propalestinienne très forte », juge Eleonora Tafuro Ambrosetti.

Leviers 

Pour autant, « la rhétorique bruyante d’Erdogan ne fait pas de lui un bon interlocuteur sur la scène internationale, estime Howard Eissenstat, spécialiste de la Turquie à l’Université Saint-Laurent et chercheur non résident au Middle East Institute. En jouant avec les foules, il mine régulièrement ses objectifs diplomatiques ». Préférant se tourner vers les États du Golfe, notamment son sponsor qatari, le Hamas aurait refusé la médiation turque dans le conflit qui l’oppose à Israël. Un rôle qu’Ankara avait été habitué à incarner, se posant au centre des négociations depuis l’invasion russe en Ukraine en février 2022. Cette fois-ci, Washington aurait en plus posé son veto à l’interférence turque dans le conflit à Gaza, exigeant d’abord du gouvernement turc qu’il fasse avancer le dossier d’adhésion de la Suède.

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Le serpent qui se mord la queue : Erdogan avait laissé piétiner le processus, conditionnant la levée de son veto à l’envoi par les États-Unis de ses avions de chasse tant espérés par la Turquie, Washington arguant qu’il lui faut d’abord l’aval du Congrès. De quoi irriter l’impétueux président. Même s’il maintient que la ratification de l’adhésion de la Suède est toujours à l’ordre du jour au Parlement turc, un flou soigneusement entretenu maintient le doute quant à l’aboutissement du processus. « Erdogan craint de ne pas obtenir suffisamment de réponses de la part de Washington. Il a l’impression d’avoir un atout en main et qu’il ne veut pas le gâcher », explique Eleonora Tafuro Ambrosetti. « Il sera toujours en recherche d’incarner une politique étrangère indépendante et de ne plus obéir aux puissances occidentales », poursuit la chercheuse.

Dans cette perspective, Ankara semble garder tous ses canaux ouverts. « Le président iranien Ebrahim Raïssi viendra chez nous le 28 du mois », avait déclaré M. Erdogan lors de son vol de retour d’un sommet entre les dirigeants de la région, à Riyad le 11 novembre, auquel son homologue avait également participé. Si la rencontre n’a finalement pas eu lieu, l’agence de presse iranienne Tasnim ayant simplement indiqué qu’elle serait « reportée », les deux dirigeants se sont entretenus au téléphone le week-end dernier.

Le ministre iranien des Affaires étrangères Hossein Amir-Abdollahian avait alors exprimé après l’appel « son espoir qu’avec la poursuite de la diplomatie de haut niveau entre les deux pays, les deux (parties) puissent voir le renforcement et l’approfondissement de la coopération mutuelle ». Une ouverture significative entre les deux rivaux régionaux, opposés notamment sur les dossiers syrien et arménien, avec pour objectif un message lancé à l’Occident : « La Turquie souhaite montrer qu’elle peut travailler avec tous les pays de la région. L’ouverture à l’Iran s’inscrit dans le cadre de cet objectif fondamental », commente Howard Eissenstat. 

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