Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, « L’OLJ » a proposé à Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion, de mener une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Henry Laurens, professeur au Collège de France où il occupe la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe depuis 2003.
Vous avez récemment déclaré que les attaques du 7 octobre 2023 semblaient marquer « l‘échec du projet sioniste. » Ce dernier souhaitait, en réponse à l’antisémitisme, fonder un État où les juifs seraient en sécurité. Aujourd’hui, il semble en effet que l’État d’Israël n’a pas été capable d’assurer la sécurité de ses ressortissants, et que de l’autre côté, l’antisémitisme ressurgit d’une façon assez virulente partout dans le monde. Ce tournant est-il aussi significatif, sinon plus, que ceux de 1967 et 1973 ?
On peut certainement le comparer aux tournants de 1967 et 1973. La fureur israélienne s’explique par le fait que son territoire a été envahi pour la première fois et que les pertes civiles sont considérables. Autrement dit, personne n’est en sécurité en Israël même... D’autre part, la question complexe des relations entre la diaspora et l’État hébreu se trouve à nouveau posée. Non seulement Israël n’est plus le protecteur ou le refuge de la diaspora, comme il voulait se définir, mais les diasporas se trouvent mises en danger par leurs relations avec Israël. En simplifiant grossièrement la situation, il est possible de dire que les diasporas se sentent en général solidaires de l’État d’Israël, mais que beaucoup de gens en viennent aujourd’hui à rendre les diasporas comptables des agissements de ce dernier.
Ce qui est bien sûr très largement injuste… Par ailleurs, il est assez ironique de constater qu’un peu partout dans le monde, des antisémites assez virulents se rangent aujourd’hui derrière Israël. Comment interprétez-vous cela ? Est-ce qu’aujourd’hui la figure du juif d’autrefois a cédé la place à la figure du musulman ? Est-ce que ces parties sont en train de tenter de faire oublier leur lourd passé antisémite avec un soutien inconditionnel à Israël ?
D’une part il y a un phénomène sociologique de ces dernières décennies, qui faisait que les communautés juives, classiquement considérées en Europe comme étant de gauche, ont glissé massivement vers une certaine droite. Il y a toujours eu des israélites de droite, mais disons qu’aujourd’hui, politiquement, l’identification entre la gauche et les communautés juives s’est progressivement dissoute. L’extrême droite se construit plutôt dans la définition de l’ennemi et classiquement, l’ennemi c’était les juifs. Les musulmans aujourd’hui ont largement remplacé les juifs comme ennemis dans ce type de discours, surtout dans les nouvelles générations. Mais cela n’empêche pas en effet, qu’à droite ou à l’extrême droite, on ait encore les vieux stéréotypes du juif manipulant l’argent, manipulateur politique, etc. Mais on a aussi le phénomène très curieux de voir la droite juive accuser Georges Soros de complot…
Justement, en tant que spécialiste de l’orientalisme, pensez-vous que ce transfert d’hostilité de la figure du juif à la figure du musulman soit lié au fait que c’était essentiellement en tant qu’« Orientaux » que les juifs étaient visés ? On pense à la littérature, au Marchand de Venisede Shakespeare, à Daniel Derondade George Eliot : est-ce que c’est parce que c’était inconsciemment l’image de l’« Oriental », un peu la même, qui était contestée ?
Pas toujours. Dans l’Angleterre du XIXe siècle, une personnalité comme Benjamin Disraeli (ancien Premier ministre et figure historique du parti conservateur, NDLR) se vantait justement de ses origines juives orientales, même s’il était converti au protestantisme. Mais il y avait une incohérence chez de nombreux antisémites puisqu’ils reprochaient à la fois aux juifs d’être visibles, d’où un certain nombre de stéréotypes (le caftan, la cagoule, le nez proéminent etc.) et en même temps d’être invisibles, au point de vouloir imposer un signe distinctif pour voir qui était juif. Ces deux positions ont coexisté dans l’antisémitisme de droite.
Ce qui rend les choses complexes, c’est que l’antisémitisme s’attaque à des populations « innocentes ». Je veux dire par là, bien évidemment, que les communautés juives n’avaient pas le rôle que l’antisémitisme leur donnait, manipulateurs d’argent, complotistes... Les juifs apparaissaient comme les soutiens de la modernité et l’antisémitisme était un antimodernisme. Antoine Compagnon a montré dans son livre sur Les Antimodernes (Folio, 2016), combien ils étaient souvent antisémites. Alors aujourd’hui, la situation est relativement différente parce que justement le projet sioniste est un passage au politique. Vous avez les stéréotypes antisémites d’un côté, et la réalité d’une action politique de l’État d’Israël ou de ses soutiens à l’extérieur (dans le système électoral par exemple, aux États-Unis), de l’autre. En tout cas il existe bien des groupes d’influence favorables à l’État d’Israël dans les démocraties occidentales, avec de fortes différences d’un pays à un autre. Et puis l’antisémitisme est devenu une arme politique inversée, c’est-à-dire que par exemple on a utilisé cet argument pour affaiblir le parti travailliste de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne.
Il y avait quand même eu certains dérapages avérés, est-ce que vous pensez que c’est purement une volonté de diaboliser Corbyn ? Est-ce qu’il n’a pas été lui-même un peu trop tolérant envers les dérapages ?
Je crois surtout, en ayant fréquenté un peu les milieux antisionistes, que certains d’entre eux, à force d’être attaqués, finissent par adopter des attitudes antisémites absentes au départ.
Mais c’est quand même condamnable lorsqu’on franchit cette limite, êtes-vous d’accord ?
Évidemment, mais la complexité du phénomène est que d’un côté vous avez un réel passage au politique, et de l’autre le maintien des stéréotypes anciens. Ce qui est particulièrement clair, c’est le statut d’exceptionnalité qui est extrêmement fort en relations internationales. Vous pouvez appeler à des sanctions contre le Venezuela ou l’Azerbaïdjan sans vous faire accuser de quoi que ce soit. Tandis que si vous demandez des sanctions contre Israël, vous êtes accusés d’antisémitisme.
Quand il y avait le boycott arabe des produits israéliens, ceux qui respectaient ce boycott se faisaient traiter de racistes par les partisans de l’État d’Israël.
Absolument, même Stéphane Hessel avait été interdit de conférence à l’École normale supérieure en 2011 parce qu’il soutenait le boycott des produits de Cisjordanie occupée. Alors que certains soutiennent que les Palestiniens tètent l’antisémitisme avec le lait maternel, vous avez déclaré récemment à L’Humanité : « Il faut garder à l’esprit que les Palestiniens subissent l’occupation et la colonisation. S’ils avaient été colonisés par les esquimaux, ils seraient anti-esquimaux… Ils ne sont pas spontanément antisémites. »
Pourriez-vous revenir brièvement sur la différence entre l’antisémitisme dans le monde musulman et l’antisémitisme européen ?
On retombe toujours dans l’exceptionnalité. Pour les Palestiniens, les sionistes sont des gens venus de l’extérieur ayant un projet politique qui passe par la colonisation et l’expulsion. Leur origine importe peu, ils pourraient être « Bordures » ou « Syldaves » ce serait la même chose. Les pays arabes du Levant ont parfaitement intégré les Arméniens après la Première Guerre mondiale, ils n’avaient pas le projet d’établir un État arménien et de déplacer les populations.
Il y a aussi ce que l’on peut définir comme la culture de guerre. Durant la Première Guerre mondiale, les plus grands intellectuels français comme Bergson ont traité les Allemands de barbares pratiquement par nature. Ils ont été mis en dehors de la civilisation…
Le drame historique qui s’est noué à partir de 1929 a été la confrontation croissante entre monde juif et monde musulman, qui a été ensuite attisée par les violences de la décolonisation. Les juifs dits « orientaux » ont été définis comme exogènes.
Chez les Frères musulmans, le thème antisémite des juifs comme vecteurs et producteurs de la modernité, perçu comme un complot contre l’islam, est apparu dans les années 1930. Quand on évoque en Occident une très douteuse tradition judéo-chrétienne, cela est traduit chez les islamistes par « les juifs et les croisés ».
Vous avez étudié plusieurs décennies de l’histoire du conflit israélo-palestinien dans vos conférences au Collège de France et dans vos ouvrages. Je souhaiterais revenir avec vous sur la fin des années 1980. Quel a été le véritable rôle d’Israël dans la montée en puissance du Hamas ? Dans quelle mesure peut-on dire que pour affaiblir l’OLP, les Israéliens ont pensé que les Frères musulmans resteraient cantonnés dans leurs mosquées et ont, consciemment ou inconsciemment, facilité cette montée en puissance du Hamas ? Est-ce que c’est un « grand aveuglement », comme le dit Charles Enderlin, ou est-ce qu’il y avait délibérément la volonté d’affaiblir Yasser Arafat et de miser sur cet islam politique ?
Oui, le mouvement leur apparaissait comme « apolitique » et surtout très hostile au Fateh, qu’il accusait de toutes les turpitudes morales. Donc il est certain que dans la bande de Gaza en particulier, les Israéliens ont favorisé le développement des activités caritatives des Frères musulmans, et plus ceux-ci s’en prenaient aux membres du Fateh, plus les Israéliens s’en réjouissaient. Ce n’est que très brutalement à la fin des années 1980 que les Frères musulmans se sont retournés contre les Israéliens. Les dirigeants israéliens ont péché par aveuglement. Ils ont reproduit ce que les Américains ont fait dans les années 1960 en soutenant l’Arabie saoudite.
Vous insistez souvent sur l’occultation par les puissances occidentales de toute condamnation de l’occupation et de la colonisation qui perdurent depuis des décennies. C’est à vos yeux le cœur du problème. Il y a quand même une responsabilité très forte de Yasser Arafat, qui a accepté à Oslo un accord qui ne donnait aucune garantie sur ces questions de fond, alors qu’il avait préalablement refusé des offres qui étaient plus susceptibles d’assurer aux palestiniens la liberté et la dignité. Aujourd’hui, avec 30 années de recul, est-ce que vous pensez que ces accords d’Oslo étaient voués à l’échec dès le départ parce qu’ils ne prévoyaient pas justement un règlement des principales questions de fond ? Ou est-ce que c’est l’assassinat de Yitzhak Rabin en 1995 et la montée en puissance de l’extrême droite israélienne qui ont conduit à cet échec ?
Disons que l’on peut être indulgent sur Oslo I. Par contre, Oslo II commence déjà à poser problème avec la division de la Cisjordanie en trois zones, ce qui fait que ce n’est plus un territoire homogène, mais quelques « îles » que l’Autorité palestinienne va être conduite à gérer. La première erreur d’Oslo était de renvoyer à la fin le règlement des questions fondamentales, dont Jérusalem, les réfugiés, la colonisation, en se disant « ils auront le temps d’apprendre à cohabiter et qu’il sera plus simple de résoudre le problème ensuite ». C’était le contraire, car cela plaçait certains en position de force par rapport à l’échéance finale, donc ça ne pouvait qu’augmenter la méfiance. Et la seconde raison, et la plus essentielle, c’est qu’Oslo, pour fonctionner, devait être une décolonisation. Ça a été le contraire.
Aujourd’hui, on peut raisonnablement penser qu’aucun gouvernement israélien ne sera en mesure de décoloniser et de demander à 700 000 personnes de partir. La solution à deux États est-elle morte et enterrée ?
Il n’y a pas d’autre option, ce qui est bien le problème. La bonne solution, mais on s’en éloigne toujours plus, c’est une gestion commune et équitable de l’ensemble. Et dans cette mesure, chacun des deux camps a besoin de symboles nationaux, c’est-à-dire un passeport, un hymne national, une capitale, tout ce qui est constitutif d’une identité politique. Mais la gestion doit être commune. En termes de superficie, cela fait deux fois et demie le Liban, donc on ne peut pas faire fonctionner séparément les réseaux téléphoniques, les réseaux d’irrigation, les réseaux électriques, c’est-à-dire tous les réseaux qui régissent la vie quotidienne. Donc il faut une solution qui accorde à la fois une identité nationale aux deux camps et une gestion qui soit commune sur une base d’équité. On s’en éloigne d’abord parce que le choc des derniers événements va multiplier la violence et accroitre la distance, y compris en Israël même entre Israéliens arabes et Israéliens juifs. Il y a déjà de fortes tensions à l’intérieur d’Israël et il y aussi les tensions internes à la société israélienne qui commencent à ressurgir. Les réfugiés juifs du Sud – et du Nord également car les régions limitrophes du Liban ont été évacuées – ne comprennent pas qu’on donne de l’argent aux religieux qui ne font rien et qu’on ne le donne pas aux réfugiés. On voit remonter des tensions qui existaient avant le 7 octobre.
Si dans les décennies qui viennent, le courant post-sioniste qui est en train d’émerger en Israël commence à monter en puissance et que le courant néo-sioniste mâtiné de religiosité s’affaiblit un peu, dans quelle mesure est-ce qu’on pourrait ressortir la pensée des années 1920-1930, avec Martin Buber, Hannah Arendt, Albert Einstein, c’est-à-dire l’idée d’une confédération judéo-arabe, qui avait plus récemment été soutenue également par Tony Judt et d’autres ? Est-ce que vous pensez que l’on tomberait dans l’utopie ou est-ce qu’il y a quand même des pistes à creuser chez ces intellectuels juifs qui avaient envisagé une vie en commun dans un cadre fédéral ou confédéral ?
C’est une vision aujourd’hui encore très utopique, puisque la droite nationaliste et religieuse en Israël se renforce, ne serait-ce que pour des raisons démographiques, et il est tout aussi probable que la jeunesse dorée de Tel-Aviv aura tendance à partir en Europe ou en Amérique du Nord parce qu’elle ne trouve pas satisfaction dans la société israélienne d’aujourd’hui. Il y a eu en effet le binationalisme dans les années 1930, qui était sorti d’une idéologie d’un petit cercle autour de l’université hébraïque, mais quand les questions réelles ont été posées et discutées avec des interlocuteurs arabes, on s’est heurté à un problème impossible à résoudre : qui sera la minorité ? À l’époque, les Arabes étaient majoritaires et ils autorisaient l’ouverture de la Palestine dans le contexte des années 1930, avec la fuite des juifs d’Europe. Les Arabes étaient prêts à accepter les juifs en tant que minorité, sur la base d‘un compromis à la libanaise d’ailleurs, y compris en 1947. D’autre part, Ben Gourion et la droite israélienne ne pouvaient pas accepter une solution qui laisserait les juifs minoritaires en Palestine. Et donc toutes ces formules de fédération ou de confédération vont se heurter de nouveau à la question de la minorité et de la majorité.
C’est cela qui explique votre pessimisme actuel. La solution à deux États devient difficile à mettre en œuvre, mais les autres solutions demeurent aussi utopiques qu’elles ne l’étaient. Dans ce contexte, quelles pistes suggéreriez-vous aux chancelleries ?
Je ne suis pas un homme politique, Dieu merci, et je n’ai pas cette responsabilité !
Certes, mais vous qui avez tant étudié l’histoire de conflit et tiré les leçons de tous les échecs de l’histoire, si vous étiez consulté par les plus hauts responsables occidentaux, qu’est-ce que vous leur suggéreriez comme solution ?
La décolonisation.
Donc en guise de conclusion, on pourrait résumer votre position par : « une seule solution : la décolonisation… »
"La décolonisation", c'est qu'il faut accélérer le tempo avant que la Cisjordanie ne soit annexée. Mais tout porte à croire, par la violence de la riposte, que toute la Palestine sera tôt ou tard sous domination israélienne.
13 h 14, le 29 novembre 2023