Béchara Raï a choisi son camp. « Il est honteux d’entendre des propos qui évoquent le fait de faire tomber le commandant en chef de l’armée durant la période la plus critique de l’histoire du Liban », a-t-il tonné dans son homélie dimanche dernier, un peu plus de deux mois avant la date du départ à la retraite du chef de la troupe, Joseph Aoun, le 10 janvier prochain.
Lundi, le prélat est revenu à la charge. « Il faut protéger l’armée et ne pas toucher à son commandement jusqu’à l’élection d’un nouveau président de la République », a-t-il répété à l’ouverture d’une session du Conseil des patriarches et évêques catholiques. À travers ces propos, le chef de l’Église maronite se range officiellement parmi ceux qui veulent épargner à l’institution militaire l’éventualité d’un vide à sa tête. Cela d’autant plus que le Liban risque d’être emporté dans la guerre opposant depuis le 7 octobre Israël au Hamas, soutenu par le Hezbollah.
De toute évidence, ces prises de position de Mgr Raï constituent un feu vert à une prorogation du mandat de Joseph Aoun, tranchant ainsi le débat qui secoue la scène politique depuis plusieurs semaines. De quoi irriter le leader du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, dont l’isolement politique sur la scène chrétienne devient de plus en plus évident. Car le député de Batroun semble prêt à tout pour se débarrasser de Joseph Aoun, à qui il veut barrer la voie de la présidence de la République, à l’heure où le patron de la troupe est perçu par la communauté internationale comme étant le plus apte à faire l’objet d’un consensus. « À compter du moment où il prend sa retraite, il ne sera plus un présidentiable », affirme Nagi Hayek, un des vice-présidents du CPL. Un objectif sur lequel il converge uniquement avec le leader des Marada, Sleiman Frangié, candidat à la magistrature suprême soutenu par le Hezbollah. Sauf que contrairement à ce qu’auraient espéré ces deux leaders maronites rivaux, cela pourrait ne pas suffire pour tourner la page Joseph Aoun.
« Sauf pour ce qui est de Joseph Aoun »
La question du sort du commandant de l’armée était, entre autres, au menu d’une réunion tenue samedi soir entre Gebran Bassil et Mgr Raï. Contacté par L’Orient-Le Jour, le porte-parole de Bkerké, Walid Ghayad, se contente de faire savoir que « les discussions ont porté sur la nécessité d’élire un nouveau chef de l’État, et de resserrer les rangs des Libanais à la lumière des événements que nous vivons ». Mais dans les milieux politiques, on apporte une version un peu plus pimentée. « La réunion s’est tenue dans une atmosphère positive, sauf pour ce qui est de l’affaire Joseph Aoun », confie un ancien député aouniste qui a souhaité garder l’anonymat. « Mgr Raï a demandé à Gebran Bassil de ne pas risquer un vide inopportun à la tête de l’armée en ces temps de guerre. Mais ce dernier s’en est tenu à sa position : aucun fonctionnaire ne devrait être maintenu à son poste contrairement aux textes de loi en vigueur », souligne Nagi Hayek.
Le leader du courant aouniste a devancé l’homélie du patriarche maronite pour tacler implicitement Joseph Aoun. « Toute décision qui irait à l’encontre du pacte national et de la Constitution serait un coup porté au partenariat (entre les différentes confessions, NDLR) », a écrit le chef du CPL sur son compte X. Joseph Aoun a ensuite été convié à Bkerké dimanche après-midi. De sources concordantes, on apprend que le chef de l’Église maronite a informé le général Aoun de la teneur de la réunion avec Gebran Bassil, et assuré qu’il poursuivra ses contacts avec le président de la Chambre, Nabih Berry, et le Premier ministre sortant, Nagib Mikati, pour éviter le vide à ce poste prestigieux réservé aux maronites.
Un précieux cadeau
De leur côté, les aounistes doutent que ces contacts puissent porter leurs fruits. « Le patriarche Raï a longtemps mis en garde contre le vide à la tête de la Banque du Liban (également réservée aux maronites, NDLR) et on lui a fait la sourde oreille », rappelle Nagi Hayek. Fin juillet, l’Église avait plaidé pour une extension du mandat de l’ex-gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, sans succès. Ce dernier a finalement été remplacé par son second, Wassim Manssouri (chiite), qui assure l’intérim depuis. Mais dans le cas de l’armée, la situation est plus compliquée, puisque le poste du chef d’état-major (censé assurer l’intérim) est vacant depuis décembre dernier, le cabinet sortant ne parvenant pas à procéder à des nominations pendant la vacance présidentielle. « Il y a plusieurs solutions, à commencer par la nomination de l’officier le plus haut gradé pour prendre la relève, en l’occurrence Pierre Saab », soutient Nagi Hayek.
Une position qui ne semble pas convaincre Béchara Raï, qui préfère octroyer une couverture chrétienne pour maintenir Joseph Aoun à la tête de l’armée. À l’instar du reste des barons chrétiens. La semaine dernière, les Forces libanaises, adversaires chrétiens du CPL, avaient présenté une proposition de loi repoussant à 61 ans (au lieu de 60) le départ à la retraite du chef de la troupe. Cette initiative a peu de chance d’aboutir, s’étant heurtée à l’opposition de Nabih Berry, qui rejette ce qu’il appelle la « législation à la carte », les FL étant prêtes à prendre part à une séance plénière exclusivement consacrée à la question de l’armée. Quant aux Kataëb, ils soutiennent l’idée de proroger le mandat du chef de la troupe par une décision du gouvernement prise sur proposition du ministre de la Défense, la Chambre étant à leurs yeux un collège exclusivement électoral, comme l’a précisé à L’Orient-Le Jour le porte-parole du parti, Patrick Richa. Dès lors, les propos de Mgr Raï deviennent un précieux cadeau à Nagib Mikati, qui ferait pression lui aussi pour le maintien du général Aoun.
A quand d’autres problèmes à résoudre?
06 h 02, le 09 novembre 2023