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Lifestyle - Culte

Sur la rue Bliss, le voyage qu’est le salon Safar…

Un restaurant, un hôtel, un bar, une boutique, une plage... Un lundi par mois, nous vous emmenons à la (re)découverte d’un endroit inscrit, d’une manière ou d’une autre, dans la mémoire collective libanaise. À travers l’histoire de ces lieux, cette rubrique vous raconte surtout pourquoi ils sont encore, aujourd’hui... cultes. Pour ce treizième numéro, le coiffeur et barbier Safar, fondé sur la rue Bliss, à Aïn Mreissé en 1930.

Sur la rue Bliss, le voyage qu’est le salon Safar…

Bienvenu au salon Safar, fondé sur la rue Bliss à Aïn Mreissé en 1930. Photo Michèle Aoun

Tous les étudiants qui sont passés par l’Université américaine de Beyrouth, l’International College ou les établissements scolaires environnants de la rue Bliss vous diront que c’est l’un des repères, avec entres autres les snacks Bliss House et Fayçal, qu’ils garderont pour toujours dans un recoin de leur mémoire. Le salon de coiffure masculine Safar, avec ce nom qui lui va si bien, puisque cet établissement convoque à lui seul une impression de voyage vers un minuscule Beyrouth dont on a du mal à comprendre par quel miracle il a échappé aux crises, aux guerres et à tout ce qui a mis le Liban à terre. D’ailleurs, à 93 ans de sa fondation ici, dans une échoppe aux murs en pierre de sable (ramlé, NDLR), si les clients du salon se font de plus en plus rares, on continue à en pousser la porte comme l’on visite un musée de curiosités figé en dehors du temps. Ou comme on rentre dans le décor d’un film, dont le personnage principal, Philippe Safar, a aussi cette trempe mythique. Rien que lui, appuyé à la porte de son salon comme le gardien de quelque chose qui est voué à disparaître ; ou rien que sa silhouette arc-boutée que l’on peut entrevoir à travers les rideaux en lin blanc jauni, constitue un fragment du paysage de Beyrouth qui n’a pas changé. Et en conservant jusqu’au plus infime détail de son petit salon décrépi qui a résisté au temps, Philippe Safar en a fait l’un des lieux cultes de cette ville.

Philippe Safar, coiffeur et barbier, presque un personnage de fiction. Photo Michèle Aoun

Des concerts de oud entre deux coupes

C’est donc en 1930 que le père de ce dernier, Élias Safar, installe son salon de coiffure pour hommes et femmes dans le quartier de Aïn Mreissé. « Nous sommes d’ici, depuis mon arrière-grand-père qui était professeur de génie à l’AUB et en habitait le campus », explique l’actuel propriétaire des lieux. Au départ, ce salon de coiffure opère différemment, éternellement enveloppé par la musique d’Élias Safar dont le fils raconte qu’il faisait souvent patienter ses clients, le temps de finir son morceau de oud, de qanun ou de kamanche. « Il jouait à l’ouïe, il était autodidacte, et les après-midi, les amis venaient jouer avec lui sur des chaises en rotin qu’il disposait en cercle, au milieu de notre local. » Dès ses dix ans, le jeune Philippe vient apprendre à l’ombre de son père, l’assistant dans ses coupes, ses rasages et ses brushings pour femme qui avaient lieu dans un espace adjacent au salon actuel, et qui a été condamné dans les années 60. « Les Beyrouthines aimaient souvent se copier les unes les autres, elles venaient en réclamant la même coiffure que leurs amies, et ça ne plaisait pas à mon père qui a finalement décidé de se consacrer à la coiffure pour hommes », raconte Philippe Safar. Lorsque son père se fracture la hanche, Philippe, alors armé d’un diplôme de « maître coiffeur pour messieurs, spécialiste de la coupe Georges Hardy » décroché en 1965 du Cercle des arts et techniques de la coiffure française à Paris, reprend le flambeau de son père.

Ici, on coupe et on rase « à l'ancienne ». Photo Michèle Aoun

De lui, il hérite une clientèle comprenant Kamal Joumblatt, Raymond Eddé, Nawwaf Salam, Peter Dorman, mais aussi des diplomates, des professeurs de l’AUB et des membres de l’ONU dont les photos délavées sont alignées de guingois, dans une armoire en verre, et dont Philippe Safar se vante jusqu’à ce jour. « C’est pour eux qu’on n’a jamais fermé le salon, même s’il a été souvent ravagé par les obus de la guerre civile. » De son père Élias, il hérite aussi de ce goût pour les génies de la musique arabe du milieu du XXe siècle, les Farid el-Atrache, Abdel Wahab, Oum Kalsoum dont les voix continuent de grésiller dans un mange-disque Sony posé sur le comptoir en marbre éraillé, entre les blaireaux, les peignes, les ciseaux et les rasoirs. D’ailleurs, souvent les passants sont presque appelés par la musique qui enrubanne le salon dans une magie et une lenteur propres à ce lieu.

Le salon noyé dans un bleu presque joyeux, même si le temps y a déposé sa mélancolie. Photo Michèle Aoun

Le bleu Safar

En reprenant les rênes du salon, Philippe Safar choisit de le noyer de bleu, le bleu Safar, reconnaissable entre mille. « J’ai choisi cette couleur parce que c’est celle du ciel de Beyrouth, de sa mer, c’est ce qui nous permet de rester sains dans ce pays de fou, n’est-ce pas ? » dit-il avec une sérénité incompréhensible, en murmurant aux chats qui plissent des yeux et s’invitent dans le salon en en faisant retentir la sonnerie. Bleu, le mobilier du salon qui s’écaille aux mains du temps. Bleus, les encadrements des portes et des miroirs, les murs qui s’effritent aujourd’hui, faute de moyens ; et les peignes, et la boîte de Kleenex, et les blaireaux, et les brosses, et même le tablier (un bleu de travail) de maître Philippe qui semble arraché d’une scène d’Almodovar. Avec sa silhouette qu’on dirait penchée sur des souvenirs qui lui ont filé d’entre les mains, il raconte ce qu’était Aïn Mreissé, ce quartier qui, selon lui, « incarnait si bien tout ce qui représente le meilleur du Liban, à la fois la mixité religieuse et le côté sectaire ».

Un temps figé dans le passé heureux de Beyrouth. Photo Michèle Aoun

Le trajet qu’il faisait tous les matins à l’aube entre son appartement et le salon, « en disant bonjour au moins dix fois ; car ici, c’était comme un petit village ». Les étudiants de l’AUB qui venaient poser leur fatigue sur les fauteuils de barbier provenant de chez The Kochs Company Chicago. « Ce sont les Rolls Royce des fauteuils de barbier », insiste Philippe Safar, 87 ans, avec l’élégance des gestes vastes dont seuls les hommes du vieux Beyrouth ont le secret. Il raconte ensuite les années de guerre, où souvent le salon devenait une salle d’urgences où il soignait les blessés, puis celles de la pseudo-accalmie d’après 90 où son salon est devenu une véritable attraction ; puis la période d’après 2019 qui, en quatre ans seulement, ont fait prendre au salon Safar cent ans. Et même si Philippe Safar essaye d’édulcorer sa tristesse et son impuissance dans une certaine dignité, nous racontant que « même pendant le Covid, certains habitués m’envoyaient leurs chauffeurs pour que je leur fasse des coupes à domicile », il est clair que de moins en moins de clients fréquentent son salon qui se replie de plus en plus souvent sur son silence et les notes de Abdel Wahab. « Mes enfants ont fait carrière dans d’autres domaines, et quand je mourrai, ce salon disparaîtra avec moi. Mais jusque-là je reste, parce que malgré tout, j’aime tellement cette ville. » Et cette ville, de Philippe Safar et du voyage qu’il crée tous les matins rien qu’en ouvrant son salon, elle se souviendra…

Tous les étudiants qui sont passés par l’Université américaine de Beyrouth, l’International College ou les établissements scolaires environnants de la rue Bliss vous diront que c’est l’un des repères, avec entres autres les snacks Bliss House et Fayçal, qu’ils garderont pour toujours dans un recoin de leur mémoire. Le salon de coiffure masculine Safar, avec ce nom qui...

commentaires (2)

J'ai regulierement frequente le salon de coiffure de M. Philippe Safar de 1974 a 1985. J'en garde un bon souvenir.

Michel Trad

23 h 35, le 06 novembre 2023

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Commentaires (2)

  • J'ai regulierement frequente le salon de coiffure de M. Philippe Safar de 1974 a 1985. J'en garde un bon souvenir.

    Michel Trad

    23 h 35, le 06 novembre 2023

  • Bravo Michèle !

    Abdallah Barakat

    13 h 53, le 06 novembre 2023

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