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Campus - INFORMATION

La réforme des médias sous le regard aiguisé des universités

Au Liban, la réforme concernant le secteur de l’information est en attente depuis 12 ans, exposant les journalistes à des pressions diverses, dans un environnement juridique obsolète. Dans ce contexte, quel rôle jouent les universités, notamment les facultés d’information et de communication, et comment réagissent-elles à cette situation ?

La réforme des médias sous le regard aiguisé des universités

Dalal Moukarzel. Photo Bureau de communication/UA

Une proposition de loi visant à réformer le secteur des médias est dans les tiroirs du Parlement depuis 12 ans. Alors que le texte peine à voir le jour, les journalistes et professionnels des médias continuent d’opérer sans mécanismes réels de protection dans un cadre juridique obsolète, marqué par des pratiques répressives cherchant à les museler. Intimidations, violences et convocations côtoient intérêts financiers et politiques, et dérives de toutes sortes.

Face à ce paysage chaotique, quel serait le rôle des universités, notamment des facultés d’information et de communication, chargées de former les journalistes et communicants de demain ? Ont-elles été consultées ou impliquées dans ce chantier ? Quelles sont leurs remarques sur la loi proposée ?

Interrogée à ce propos, Dalal Moukarzel, doyenne de la faculté d’information et de communication à l’Université Antonine (UA), a tout d’abord rappelé que « les universités jouent, en général, un rôle considérable dans la réflexion sur les sujets importants dans les sociétés ». « L’interaction entre l’enseignement supérieur et les institutions publiques est essentielle. Au-delà de la fonction de recherche, qui doit constituer une base pour la réflexion et l’élaboration de propositions de projets de loi ou d’amendements, les universités ont une responsabilité sociale plus large. Cela se manifeste dans l’éducation des générations futures aux niveaux académique et civique », a-t-elle expliqué. À partir de là, les facultés d’information et de communication devraient, estime-t-elle, « être incluses dans une réflexion commune autour de la réforme de la loi sur les médias, pour étudier, commenter et proposer des amendements ». Trois fonctions qui, selon ses termes, devraient être prises en considération et intégrées à cette réforme.

Affirmant que la faculté d’information et de communication de l’UA n’a pas été impliquée dans ce chantier, la doyenne indique que « les lois libanaises sur les médias sont obsolètes et nécessitent désespérément une mise à jour afin de les aligner sur les réalités du monde d’aujourd’hui. ».

Moukarzel a souligné qu’un effort considérable doit être déployé par les différentes parties prenantes pour parvenir à l’élaboration et à l’adoption de cette loi. À cet égard, elle a noté que « parmi les tentatives sérieuses visant à élaborer une formulation en phase avec les réalités du terrain se trouve la proposition du député Ghassan Moukheiber faite en collaboration avec l’ONG Maharat en 2010 ».

« Depuis, confie-t-elle, nous sommes dans l’attente de l’adoption d’une loi qui revisite les définitions des termes utilisés, des clauses qui régissent le lancement d’organisations médiatiques, les délits, les sanctions, les procédures judiciaires, le rôle du Conseil national de l’audiovisuel, les syndicats de la presse et la loi concernant les médias électroniques qui n’ont aucune régulation jusqu’à présent. De plus, le côté éthique doit avoir une place prépondérante surtout avec les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle (AI) et les médias sociaux. En somme, il y a pratiquement tout à revoir. »

Marie Abou Zeid. Photo Nathalie Nasr

Des réformes nécessaires et essentielles

Se félicitant néanmoins du fait que malgré toutes les crises, « nous avons encore une liberté d’expression dans les marges acceptables », Dalal Moukarzel remarque que « les médias au Liban, en majorité partisans, manquent parfois d’objectivité. Souvent, une seule version des faits est présentée. Nos émissions politiques et sociétales, qui devraient informer les citoyens pour les aider à prendre des décisions éclairées, demeurent des débats non constructifs. Ces émissions remplissent l’espace public de monologues plutôt que de dialogues. Il est essentiel que nos médias informent, éduquent et divertissent ». Par ailleurs, ajoute-t-elle, « nous avons très peu de programmes éducatifs car ils ne génèrent pas de recettes publicitaires significatives. Les programmes de divertissement, eux, existent. Cependant, certains ne respectent pas les valeurs de la société libanaise, telles que le respect de la femme par exemple. Il y a un rôle régulateur à jouer par le Conseil national de l’audiovisuel, mais celui-ci est juste consultatif ». Rappelant que les contenus diffusés en ligne, sur des sites web ou sur les réseaux sociaux ne sont pas encore réglementés par la loi libanaise, Moukarzel indique : « Cela a causé des problèmes aux créateurs de contenu dont certains ont été arrêtés. De plus, des journalistes ont été tués et d’autres agressés en raison de leurs opinions. Il est évident que des réformes importantes sont nécessaires à cet égard. Il est impératif de réviser la loi de manière appropriée et de l’adopter rapidement. » De son côté, Maria Bou Zeid, professeure associée d’études médiatiques et doyenne de la faculté des sciences humaines à l’Université Notre-Dame de Louaizé (NDU), a estimé que les facultés de journalisme et de médias jouent un rôle indirect mais essentiel dans la transformation des lois sur les médias. « Notre objectif premier est de doter nos diplômés d’une connaissance approfondie de la liberté d’expression, des normes éthiques et de l’éducation aux médias. Ce faisant, nous leur donnons les moyens de servir de catalyseurs du changement au sein de leurs communautés », a-t-elle précisé, assurant au passage que les professeurs et universitaires à la NDU collaborent activement avec des organisations non gouvernementales locales plaidant en faveur d’une réforme de la loi sur les médias. « En tant que consultants et experts dans ce domaine, nous travaillons en étroite collaboration pour faire avancer cette noble cause », a-t-elle précisé en indiquant qu’elle a été personnellement impliquée dans l’actuel projet de réforme de la loi. Sa participation s’est concrétisée par sa collaboration avec la Fondation Maharat dans le cadre du projet « Renforcement de la liberté d’expression à travers les réformes médiatiques au Liban », soutenu par l’Union européenne et mené en partenariat avec Legal Agenda et le Media and Journalism Center. « Dans ce cadre, j’ai contribué à la rédaction d’un document sur l’incitation des médias et plaidé en faveur de l’adaptation des lois sur les médias à l’évolution rapide du paysage numérique. J’ai également pris part activement à divers débats et conférences sur cette question cruciale », a-t-elle ajouté.

Ibrahim Chaker. Photo DR

Pour Bou Zeid, le projet de loi en cours est de plus en plus manipulé pour servir des intérêts et des agendas politiques. « Plus sa mise en œuvre est retardée, plus elle devient obsolète », remarque-t-elle encore. « Aujourd’hui, le discours a dépassé les technologies numériques et nous nous trouvons plongés dans la quatrième révolution industrielle et dans l’ère de l’internet des objets », renchérit-elle en alertant que « la liberté des médias au Liban connaît un déclin inquiétant ». Un déclin qu’elle lie à l’absence d’une loi moderne sur les médias qui protège les droits des journalistes, en particulier dans le domaine toujours plus vaste des médias alternatifs. « Les journalistes et les activistes sont constamment soumis à des menaces et des pressions visant à étouffer leur voix et les contraindre à l’autocensure. L’absence d’une loi contemporaine sur les médias exacerbe l’incertitude qui entoure la profession de journaliste », avance-t-elle en insistant sur l’urgence « d’adopter une loi progressiste sur les médias qui non seulement protège les droits des professionnels des médias, mais qui favorise également la viabilité des médias ».

« Il est en effet temps de doter le pays d’un texte moderne et rassembleur couvrant l’ensemble des médias, sans exception », affirme pour sa part Ibrahim Chaker, doyen de la faculté d’information et de communication à l’Université libanaise (UL). Mettant en exergue la « polyvalence » de la profession et par conséquent la nécessité de promulguer une loi qui ne « décompose » pas ou ne « fragmente » pas le secteur, ce dernier s’est prononcé en faveur d’un texte qui permettrait éventuellement de renforcer et protéger les libertés, réglementer l’éthique de la profession et améliorer les conditions de travail des professionnels des médias. Rappelant que le rôle premier des facultés d’information et de communication consiste à former des « professionnels responsables et éthiques », Chaker s’interroge sur le fait qu’un texte puisse être adopté en écartant du débat les parties concernées.

Il a par ailleurs dénoncé la « mainmise sur les médias » par une poignée d’individus affiliés directement à des partis politiques ou à des communautés. « Cela s’est traduit par une dégradation de la liberté de la presse et de l’indépendance des médias qui, pour assurer financement et continuité, se sont liés davantage aux autorités et partis politiques ». Selon lui, les entreprises médiatiques devraient adopter une charte déontologique qui permettrait aux journalistes sérieux de s’adosser à des critères et normes clairs.

Nasri Messarra. Photo Jordan Media Institute

Des lacunes dans le projet de loi

Nasri Messarra, directeur du master en information et communication et professeur associé à la faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), a quant à lui assuré « qu’il s’agit tout d’abord de former des leaders d’opinion éthiques, des personnes responsables, dotées d’un certain degré d’honnêteté, de moralité, ayant conscience de leur rôle en tant que communicants publics, bien formées pour le bien social et le bien commun », et ce loin de ce qu’il nomme les « fashionistas du journalisme » qui versent dans la communication facile pour un « like » par-ci et un « follower » par-là.

Consulté ponctuellement et à titre personnel par des conseillers liés à certains ministres et certains partis politiques, Messarra considère que le texte de loi débattu actuellement est très en retard par rapport aux besoins actuels. « Aujourd’hui, lorsque je parle de réseaux sociaux, comment est-ce que je considère un journaliste qui a un million de « followers » et qui n’est pas une organisation ? Comment je traite un influenceur qui n’a jamais fait de journalisme, qui n’est pas lié à une organisation mais qui impacte des milliers voire des millions de personnes ? Cette loi n’aborde pas ces questions-là », pointe-t-il, concernant les failles du projet de loi. « Comment différencier entre espace public et espace privé ? Si j’envoie un message via WhatsApp à un ami et que ce message est diffusé puis qu’on me tient pour responsable de ce message comme si je l’avais publié dans un journal, alors qu’en fait je l’avais envoyé à quelqu’un avec qui je discutais dans un espace que je croyais protégé ? Je fais quoi ? »

Selon cet expert en communication, il y a des droits numériques fondamentaux, tel que le droit à l’oubli ou la protection des données, qui ne sont pas mentionnés par la loi. « Nous sommes dans un pays où il y a eu pas mal de scandales, de données qui ont filtré et qui ont été utilisées. À quel genre de données ont accès la police, les partis politiques, les opérateurs mobiles ? Tout cela n’est pas mentionné. Même dans le cas d’application mobile comme « Anghami », qui protège mes données ? L’application a peut-être accès à mes photos, mes textos, mes contacts et je ne cite ici qu’un seul exemple », a-t-il poursuivi.

« Bien plus, si un média qui partage une information qu’il n’a pas créée et qui s’avère ensuite fausse ou erronée, est-ce lui le responsable ou la personne qui l’a écrite en premier ? Je crois, dit-il, que c’est une loi qui aurait été superbe si on l’avait fait écrire dans les années 2000. On est vraiment très loin et je ne parle pas encore de l’intelligence artificielle (AI). Bientôt vous aurez des articles qui seront générés électroniquement. Qui serait responsable ? Moi, la machine, le programmeur ou les sources ? » s’est-il encore interrogé.

M. Messarra, lauréat du premier prix de la Fondation Lokman Slim en février 2022 pour son rapport analysant le réseau haineux sur Twitter avant et après l’assassinat de l’écrivain et militant, constate une régression de la liberté au Liban. Jusqu’en 2011, sur les réseaux sociaux, les communautés avaient plus d’influence que les marques, les gouvernements et les partis politiques. « Mais à partir de 2011 et surtout avec la révolution syrienne, je pense qu’il y a eu un revirement, même aux États-Unis et ailleurs, les gouvernements et partis politiques ont appris à se défendre et les partis politiques ont pris le dessus sur les communautés, au Liban beaucoup plus qu’ailleurs », précise-t-il avant d’ajouter : « Désormais, nous sommes dans un milieu où certains partis maîtrisent complètement toutes les techniques de manipulation et de propagande sur les réseaux sociaux, que ce soit ce que l’on appelle l’ingénierie des réseaux, la psychométrie (science de la mesure des caractéristiques psychologiques des individus), l’illusion de majorité, les faux profils, les armées digitales et les influenceurs. On est dans un paysage effrayant et souvent les journalistes en pâtissent. »

« Nous sommes très loin d’un paysage où il existe un minimum de liberté d’expression. Bien sûr, nous pouvons nous exprimer, mais ce n’est plus comme par le passé. Au Liban, même si nous avons une plus grande liberté d’expression que dans certains pays arabes voisins, nous nous exprimons beaucoup moins qu’il y a 5 ans, 10 ans, 20 ans... Même à l’époque de l’occupation syrienne, nous avions plus de liberté d’expression, et il n’y avait pas de réseaux sociaux », fait-il remarquer. Cette régression est principalement due à la culture de l’impunité qui prévaut à tous les niveaux dans un État dysfonctionnel. « C’est un problème de fond », ajoute-t-il. Il suffit, dit-il de « réfléchir autrement », lance-t-il, à l’adresse des universités et entreprises médiatiques.

Une proposition de loi visant à réformer le secteur des médias est dans les tiroirs du Parlement depuis 12 ans. Alors que le texte peine à voir le jour, les journalistes et professionnels des médias continuent d’opérer sans mécanismes réels de protection dans un cadre juridique obsolète, marqué par des pratiques répressives cherchant à les museler. Intimidations, violences et...

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