L’écrivaine Iman Bassalah nous offre une œuvre déjà considérable. La Vie sexuelle des écrivains (Nouveau Monde, 2016) rappelle combien les personnalités littéraires aussi sont des êtres de désir, et sur bien des aspects, cet ouvrage est réjouissant. Elle a publié Hôtel Miranda (2012), un premier roman qui racontait des rencontres improbables dans un hôtel de la région parisienne, de personnages essentiellement féminins en rupture avec leur couple, leur famille, des identités assignées, communauté de celles qui n’ont plus de communauté et qui célèbrent leur humanité et leur aspiration à une vie (enfin) libérée. La Tunisie, le pays de sa naissance, constituait un des arrière-plans de l’histoire. En 2021, À gauche du lit, explorait les paradoxes de vies amoureuses qui ne se satisfont pas d’accords superficiels, et qui par leur sensibilité à fleur de peau, remettent en question les évidences sociales, les bonnes consciences et la mauvaise foi, en particulier au sujet de l’intégrisme, dans un récit dense, qui met à mal les certitudes infondées.
En 2023, Aïda ou le Bonheur des Dames (Éditions Anne Carrière) se présente comme le récit en apparence léger, mené par une femme de quarante ans, née de parents libanais, exilés à Paris pendant la guerre. Professeure de lettres dans un lycée, Aïda Tameh est mariée à un cadre dirigeant de l’industrie pharmaceutique mondiale (« Big Pharma », selon la vox populi), Dan Zadkine, ils ont des enfants jumeaux, mènent grand train de vie, cultivent les normes de cette vie aisée. C’est le premier plan, inquiétant, de ce récit, tissé de stéréotypes sociaux que vient renforcer l’accumulation de marques de produits de luxe, dont se meublent, se couvrent et s’alimentent les deux personnages. Le second plan concerne plus précisément Aïda, qui est une kleptomane, et ne peut se retenir, dit-elle, de dévaliser les magasins, de revenir sur la pauvreté vécue dans son enfance d’exilée, visitée dans des moments de méditation et de repossession de soi, et de porter une attention aiguë aux pauvres.
Le roman s’ouvre par un interrogatoire mené par un personnage qui jouera un rôle essentiel, en forme de coup de théâtre, plus tard dans le roman, dans les coulisses du magasin de luxe « Le Printemps » où elle a été piégée par des caméras de surveillances. Dans son récit, Aïda répète sa hantise de se voir démasquée par son mari, et ses enfants, Dina-Charbel, presque en un mot comme pour les réunir, alors qu’ils se révèlent différents. Ce second plan est complété par une pratique sexuelle impétueuse, avec des amants, des rendez-vous dans des hôtels, ou bien dans un établissement de rencontres : Le Masque. Ce second plan vient quelque peu malmener les stéréotypes qui tissent le premier plan, par un sens aigu de la dérision. D’autant que l’histoire est commentée par un contrepoint en forme d’ironie, incarné par une figure quasi gémellaire de Aïda, son amie Alice qui mène une carrière d’actrice dont participe aussi Aïda qui a suivi des cours d’art dramatique et poursuit ce rêve. Pourtant, « il faut enlever tellement de masques pour arriver à devenir une actrice convenable ». Une partie importante de l’histoire raconte la relative emprise d’Alice sur Aïda, et la façon dont cette dernière tente de lui résister.
Comme le titre l’annonce, le récit fait écho au roman de Zola, Au bonheur des dames qui, dans une intrigue particulièrement complexe où se croisent les réalités économiques liées aux nouvelles formes de commerce, les rivalités entre les personnages, les désirs amoureux et les perspectives induites par le Paris hausmanien, raconte combien la modernité se paie d’un prix élevé. Aïda ou le bonheur des dames s’empare de cette figure littéraire ambiguë, et interroge la représentation du bonheur, tout en entretenant avec le livre de Zola un rapport quasi érotique. Mais ce n’est pas la seule présence d’un texte dans le roman d’Iman Bassalah. Le roman est tissé de références culturelles multiples. Mutatis mutandis, dans son rapport à la littérature, l’auteure est semblable à son personnage, dès lors que Aïda affirme qu’elle est une « voleuse compulsive » qui s’empare de ce qui est à sa portée et le dissimule dans l’évidence, comme le recommandait un personnage d’Edgard Allan Poe dans La Lettre volée. Très nombreuses sont ces empreintes de la culture et de la littérature dans le texte : Céline, Hugo, Virgile, Chaplin, le studio Harcourt, Shakespeare, Amos Oz… Certaines sont plus discrètes et exigent du lecteur qu’il aille les rechercher.
Ce sont aussi les cultures contemporaines qui sont évoquées, cultures vivantes et qui montrent l’attachement essentiel de ce texte au réel. Le roman d’Iman Bassalah est ainsi un texte de plaisir qui euphorise son lecteur, par son jeu constant entre des versions différentes de l’histoire racontée. Aïda ou le bonheur des dames réunit les deux passions, avec subtilité, depuis la conscience souvent troublée et inquiète de la voleuse compulsive qui signale dès le début l’étroite parenté entre le vol, la jouissance « dans la plénitude de l’aurore pure », et la littérature.
Aïda ou le bonheur des dames d’Iman Bassalah, Éditions Anne Carrière, 2023, 208p.