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Culture - Cimaises

Huguette Caland, Ahmad Ghossein : deux artistes, deux périodes libanaises

De la nostalgie d’une « libanité heureuse » à un sarcastique passage en revue d’une insupportable situation de crises au Liban, notre sélection s’est portée en ce (menaçant) début de saison sur deux galeries beyrouthines aux « expositions témoignages », raconteuses par le biais de l’art de notre vécu en dents de scie au cours de ces trente dernières années.

Huguette Caland, Ahmad Ghossein : deux artistes, deux périodes libanaises

Une photo d'archives de Nadine Begdache et Huguette Caland lors de l'exposition « Mes jeunes années » en 2011. Photo galerie Janine Rubeiz

Huguette et Nadine, l’histoire d’une amitié dans les années heureuses

Elle s’est éteinte à l’âge de 88 ans, en septembre 2019, un mois avant le déclenchement de la crise multiforme au Liban. Et c’est comme si avec elle, une certaine « libanité heureuse » (même bancale !) s’en allait définitivement. Huguette Caland, artiste d’une liberté, d’une générosité, d’une tolérance et d’une joie de vivre contagieuses n’aurait certainement pas aimé voir son pays s’enliser de la sorte.

En tout cas, c’est ce que l’on imagine aisément, en visitant l’exposition que lui consacre, jusqu’au 26 octobre, la galerie Janine Rubeiz, qui célèbre cette année ses 30 ans d’existence, et dont la propriétaire Nadine Begdache fut l’une de ses plus fidèles amies.

Une vue de l'exposition « Huguette et Nadine, l’histoire d’une amitié » à la galerie Janine Rubeiz, à Raouché. Photo galerie Janine Rubeiz

Conçue par Brigitte Caland, la fille de l’artiste, sur une scénographie réalisée par Karim Bekdache, fils de la galeriste, comme un prolongement des liens indéfectibles qu’avaient noué leurs mères, cette exposition, si joliment intitulée « Huguette et Nadine l’histoire d’une amitié », retrace les moments phares de la collaboration et de l’amitié qui se sont établies  au fil du temps entre Huguette Caland et Nadine Begdache.

À travers un ensemble de pièces – empruntées pour l’occasion à des collections privées –,  les visiteurs découvrent différents corpus d’œuvres issues des 11 expositions de Caland échelonnées sur 25 ans présentées à Beyrouth. Depuis la première en 1994, sur les cimaises alors flambant neufs de la galerie que Begdache venait d’ouvrir moins d’un an plus tôt, jusqu’à la dernière du vivant de l’artiste en 2018.

Pour l’élaboration des toiles de leur première collaboration, la peintre établie alors en Californie reviendra s’installer quelques mois au Liban. « À Adma, dans une maison mise à sa disposition par son fils Pierre. La vue sur la baie de Jounieh ravive ses souvenirs. Ceux de la maison de ses parents à Kaslik, son premier atelier dans le jardin de la propriété, des déjeuners du dimanche avec ses amis de l’AUB, sa première exposition avec Helen Khal... Là, sur les hauteurs, elle travaille sans relâche et crée la première série de Faces and Places », relate Nadine Begdache dans une vidéo qui accompagne l’accrochage. Et témoigne, par bribes de souvenirs, de leur rencontre et de leurs échanges continus, d’une belle complicité artiste-galeriste. Une complicité qui s’était naturellement tissée entre la première, fille du président de la République Béchara el-Khoury, et la seconde, fille de Janine Rubeiz, l’une des grandes figures culturelles du Liban d’avant-guerre.

Dans cette exposition au format muséal – même si elle ne présente pas les périodes de l’artiste précédant leur collaboration, à l’instar des Bribes de corps ou encore des fameuses Robes d’art réalisées pour Pierre Cardin –,  le parcours prend des allures de promenade entre les sculptures des Rossinantes, les peintures de Faces and Places, les techniques-mixtes de L’argent ne fait pas le bonheur, les traits et les points de Silent Letters ou encore les immenses toiles de Mes années de jeunesse. Différentes séries d’œuvres appuyées par des textes tirés des cartons d’invitation ou encore des propos tenus par l’artiste imprimés sur de grandes bannes suspendues… Et qui racontent des moments-clés de la vie et de l’œuvre d’Huguette Caland et du rôle essentiel qu’aura joué auprès d’elle Nadine Begdache.

« C’est grâce à Nadine, qui reconnaît la valeur de son travail, et grâce à sa programmation régulière qui fidélise le public libanais puis plus tard celui du Golfe, qu’Huguette peut enfin vivre de son métier d’artiste », écrit Brigitte Caland dans la note d’intention de l’exposition. Car lorsque la galeriste a été la chercher au début des années 1990, à Venice, en Californie, l’artiste libanaise traversait une période difficile. C’est elle qui la fera (re)découvrir des amateurs d’art et collectionneurs de son pays natal. Et qui persistera dans son soutien, malgré une première exposition Faces and Places en 1994 qui déconcerte le public libanais. Lequel sera toutefois séduit par celle de 1997. Et toutes les autres qui suivront… Dont cette dernière qui, outre les belles pièces qu’elle dévoile, replonge le visiteur dans une période où le Liban, en pleine reconstruction au sortir de la guerre, déployait cette énergie, cet enthousiasme et cette joie que l’on retrouve immanquablement dans les œuvres de Caland.

Quand Ahmad Ghossein parle de « Sérotonine », de « Benzine » et de son « corps renégat »

Quelques bidons (d’eau) en plastique remplis de résine verte ou jaune (couleurs de l’essence et du mazout), placés au centre de la première salle de la galerie Marfa’, jouent les premières bornes d’un parcours d’exposition mettant en scène, d’une manière conceptuelle et narrative tout à la fois, le vécu de crise personnel du réalisateur et artiste plasticien libanais Ahmad Ghossein au cours de ces trois dernières années.

« L'argent » et le « benzine » d'Ahmad Ghossein transformés en sculptures et installations témoignages... Photo DR

Fidèle à son goût pour un art qui déroute le visiteur en le sortant de ses habitudes et certitudes visuelles, la galeriste Joumana Asseily présente donc, une fois de plus, un corpus d’œuvres qui désarçonnent au premier abord avant de très rapidement séduire, par le ton décalé et la démarche intimiste, aux résonances collectives de leur auteur.

Intitulé « Serotonin, Benzine and a Renegade Body » (sérotonine, essence et corps renégat), le petit ensemble de pièces en techniques mixtes additionné d’une vidéo qu’il présente jusqu’au 26 octobre, au sein de cet espace d’art situé au port de Beyrouth, « raconte » la pénible traversée d'Ahmad Ghossein de cette période éprouvante – pour lui comme pour la quasi-totalité de ses compatriotes.

« En fait, au-delà de leur qualification d’œuvres artistiques, il s’agit surtout de pièces qui documentent une situation de crise(s). Je les ai conçues comme des preuves tangibles, des témoignages pour les générations à venir de ce qu’on a subi et ce qu’on continue de subir depuis octobre 2019 », explique cet artiste multidisciplinaire, dont le travail, souvent irrigué des événements et des situations auxquels il est directement confronté, fait tomber toute notion de frontières entre l’art et la vie. Mais aussi entre les différentes disciplines artistiques.

« Ce que vous voyez là, par exemple, c’est tout mon argent », dit-il en pointant du doigt 4 minces tubes de différentes hauteurs déclinés en quatre couleurs dominantes (bleu, rose, jaune et marron) et alignés sur un piédestal. Difficile de croire qu’il s’agit d’une assertion à prendre au sens littéral du terme. C’est pourtant le cas. « Je me suis servi des coupures de livres libanaises tirées de mon compte bancaire qui ne valent même plus leur coût d’impression pour réaliser cette sculpture. Je les ai toutes découpées, pour en retirer la bande de sécurité métallique que l’on retrouve sur tous les billets (de 5 à 100 000 LL) que j’ai collées dans un format cylindrique, l’une à la suite de l’autre, dans un vrai travail de fourmi. » L’allégorie est d’autant plus justifiée que c’est en fourmi que l’artiste déposait, en vue de sa retraite, de petites sommes sur son compte épargne placé dans l’une des banques libanaises de la place. Et dont il donne à voir le dernier relevé placardé sur le mur d’à-côté, comme un éloquent témoignage du dépouillement monétaire qu’il a subi en tant que déposant.

Ahmad Ghossein raconte le désarroi mental dans lequel l’a plongé la succession de désastres libanais. Photo Marfa' Gallery

Une situation qui, additionnée à d’autres épisodes anxiogènes (comme l’explosion au port de Beyrouth, les pénuries d’essence, la pandémie, etc.) vécus au cours de ces dernières années, va déclencher chez Ghossein « une importante chute de sérotonine », dit-il en ironisant. La seule solution pour s’en sortir était de tirer de cette sombre période « matière à création ». Ce qu’il fera en découpant dans du caoutchouc noir une carte de Beyrouth, clairement inspirée de celle de Marwan Rechmaoui, mais qu’il a, pour sa part, rétrécie et fractionnée dans une symbolique de dévastation postexplosion au port. Mais aussi, en confiant dans une performance filmée – faite d’une litanie de mots accompagnée d’un affichage progressif de coupures de presse à la teneur absconde – le désarroi mental dans lequel l’aura plongé la succession de désastres libanais. Ou encore en grattant, dans tous les sens du terme, les clichés des manifestations d’octobre 2019, auxquelles il a « inutilement » participé, pour en dévoiler, à la lumière d’un photomontage rehaussé de textes, le rôle des agents de l’État sur l’effacement du mouvement de révolte citoyenne.

Une dernière pièce qui devrait servir de noyau au prochain film de cet artiste par ailleurs cinéaste reconnu. Et primé, notamment au festival de Venise en 2019, pour All This Victory, une histoire de retrouvailles familiales sous les bombes de la guerre de juillet 2006.


Huguette et Nadine, l’histoire d’une amitié dans les années heureusesElle s’est éteinte à l’âge de 88 ans, en septembre 2019, un mois avant le déclenchement de la crise multiforme au Liban. Et c’est comme si avec elle, une certaine « libanité heureuse » (même bancale !) s’en allait définitivement. Huguette Caland, artiste d’une liberté, d’une générosité,...
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