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Lifestyle - Photo-roman

Ma dernière image du Liban d’avant

Quatre ans après la révolution d’octobre 2019, c’est certes tout un pays qui a changé, disparu, mais c’est aussi surtout, au passage, toute une classe moyenne qui a été mise à genoux, jusqu’à devenir invisible…

Ma dernière image du Liban d’avant

Photo G.K.

« Un lieu appartient pour toujours à celui qui le revendique le plus, s’en souvient le plus obsessionnellement, l’arrache à lui-même, le façonne, le restitue, l’aime si radicalement qu’il le refait à son image. » Joan Didion.

Parfois j’ai l’impression que c’était hier. Parfois je sens que ça remonte à il y a cent ans. Cent vies en arrière. Aujourd’hui, ils me semblent si loin, si imprécis, si fragiles, ces souvenirs, que parfois je me dis même qu’ils n’ont jamais existé. Chaque année pourtant, mon téléphone me rappelle que ce moment a bel et bien eu lieu. Les images sont là qui le prouvent. Demain, ça fera 4 ans, me rappelle mon téléphone. J’y retrouve une photo datée du 17 octobre 2019, 17h32, une poignée d’instants avant que la vie telle qu’on l’avait connue au Liban ne soit plus jamais la même. Ma dernière photo du monde d’avant. Cet après-midi-là, je marche sur l’avenue Charles Malek, dans le quartier de Tabaris, vers le vernissage de l’exposition « At the Still Point of the Turning World, There is the Dance » au musée Sursock. Au point mort de ce monde qui tourne, il y a une danse. Dernière danse d’un pays qui dès lors s’arrêtera de tourner. La circulation est à l’arrêt à cette heure de la journée. Trafic monstre, une après-midi comme une autre dans ce Liban d’avant. Entre les voitures, je vois tout d’un coup la silhouette presque irréelle d’une dame en rouge, aux cheveux couleur d’une pleine lune, glisser et se frayer un passage. Je ne l’oublierai jamais.

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Ma dame en rouge

J’ignore pourquoi à cet instant précis, je me suis arrêté et j’ai sorti mon téléphone pour prendre la dame en photo, pour saisir cette silhouette fugace et éphémère, prémonitoire s’il en est. Peut-être, en fait, pour conserver cette « époque » de Beyrouth qu’elle résumait à elle seule et dont quelque chose, un pressentiment étrange au fond de moi, me disait qu’elle nous glisserait d’entre les doigts. Photo prise, ma dame en rouge avait aussitôt disparu dans une ruelle de Tabaris, et quelques minutes plus tard, à peine arrivé au musée Sursock, je recevais des appels et des messages invitant à un rassemblement au niveau du centre-ville.

Cette photo, mon téléphone a choisi de me la remontrer hier. Perversité de ces algorithmes qui savent tout de nous et qui savent où ça fait mal. Depuis Paris où je me trouve, cette photo et la dame en rouge suffisaient à me raconter, hier, le passage de ces quatre dernières années qui, tout d’un coup, paraissaient comme un siècle. L’espoir passager de la révolution d’octobre, la possibilité de quelque chose qui est mort avant même de pouvoir définir ce quelque chose, et tout ce qu’on a perdu depuis, de jour en jour, parfois d’heure en heure, parfois en une fraction de seconde, comme ce maudit 4 août 2020. La somme de ces tremblements microscopiques ou apocalyptiques qui, imperceptiblement, ont fait évaporer le Liban et nous font aujourd’hui croire que toute l’histoire de notre pays, de notre monde, s’est condensée en 4 tours autour du Soleil, seulement. Ce que je vois aussi, surtout, dans cette photo, c’est cette dame en rouge qui recouvre et résume à elle seule tellement de Libanais et Libanaises ; en tout cas une classe moyenne, un temps digne et résignée, et qui a été éradiquée en quatre ans, seulement. Je me demande aujourd’hui elle est où, ma dame en rouge, et combien sa vie a dû être chamboulée, renversée entre 2019 et maintenant ?

Invisibles

Je pense à elle, sans la connaître. Je pense à tous ces gens qui travaillaient dur et économisaient, toujours pour leurs enfants, un peu pour leur retraite, mais qui ne se privaient de rien, parce que ça a toujours été comme ça au Liban, le sens de la fête. Je pense à ces professeurs, ces employés, ces propriétaires de petits commerces, ces experts-comptables, ces retraités de l’armée ou ces héritiers d’un potager qui avaient tissé des relations quasi familiales avec leur banque. Qui y avaient mis leur confiance absolue, jusqu’à, du jour au lendemain, se retrouver à faire des heures de queue, masqués, leur santé en danger, pour recevoir mensuellement juste de quoi aller faire un supermarché. Je pense à ces femmes et à ces hommes que j’avais l’habitude de croiser dans des supermarchés à la veille des fêtes, avec leurs caddies remplis à craquer, et qui aimaient recevoir et faire à manger et dresser des tables avec les moyens du bord  ; et que du jour au lendemain on voyait (et l’on voit encore) en train de scruter le prix d’un sac de produit importé, qu’ils finissent souvent par remettre sur son rayon. Je pense à ces gens qu’on voyait dans les restaurants, ces tablées interminables du dimanche où les hommes de la famille, patriarcat oblige, se déchiraient l’addition en fin de repas et pour qui l’idée d’un déjeuner ou d’un dîner dehors semble désormais comme un luxe inatteignable, un voyage.

Je pense à ces gens qui n’ont jamais rien demandé à personne, qui se débrouillaient pour bosser comme des dératés, parfois passé les 70 ans, afin de pouvoir se payer une assurance, l’université de leurs enfants à l’étranger ; s’assurer une retraite décente, et qui, en un claquement de doigts, en l’espace de la plus grosse escroquerie de l’histoire, se retrouvent aujourd’hui à crever à la porte des urgences des hôpitaux. Et qui se demandent au quotidien quoi vendre : les bijoux ? Le seul lopin de terre qu’il leur restait ? Le téléviseur peut-être ? Juste pour payer un billet d’avion, aller sans retour, à leurs enfants. Je pense à ces hommes qui sortaient de chez leur barbier dans leur col amidonné, avec l’odeur de la mousse à la lavande dont l’odeur me revient maintenant ; ces dames qui presque au quotidien passaient des heures chez le coiffeur à faire et refaire leur tête « à la chatte » ; et qui désormais croupissent dans le silence affreux des coulisses de notre crise. Je pense à ces Libanais qui avaient constamment la porte de leur maison ouverte, qui disaient tfaddal à qui passe, qui avaient toujours de la diyafé prête et qui en l’espace de quatre ans se sont retrouvés avec des frigos vides, des tablées réduites où plus personne ne vient et des vies recluses derrière le silence de leurs portes fermées.

Je pense à ma dame en rouge et à tous ceux qui, comme elle, ont fait que le Liban est longtemps resté ce qu’il était. Ces gens qui ont aimé le Liban quand le Liban ne leur donnait rien en retour. Et pour toujours, ce lieu leur appartiendra.

« Un lieu appartient pour toujours à celui qui le revendique le plus, s’en souvient le plus obsessionnellement, l’arrache à lui-même, le façonne, le restitue, l’aime si radicalement qu’il le refait à son image. » Joan Didion.Parfois j’ai l’impression que c’était hier. Parfois je sens que ça remonte à il y a cent ans. Cent vies en arrière. Aujourd’hui, ils me semblent si...
commentaires (4)

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Francois Mehchy

16 h 24, le 16 octobre 2023

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Commentaires (4)

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    Francois Mehchy

    16 h 24, le 16 octobre 2023

  • Un article qui résume bien le Liban d'aujourd'hui. Reflète notre misère actuelle.

    Najarian René

    15 h 08, le 16 octobre 2023

  • Eh oui. Le Liban Faible a vécu. Bienvenue au Liban Fort… Merci qui?

    Gros Gnon

    14 h 52, le 16 octobre 2023

  • Superbe

    Abdallah Barakat

    13 h 25, le 16 octobre 2023

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