Entretiens

Rania Samara, la passion de traduire

Rania Samara, la passion de traduire

Traductrice vers le français d’une trentaine d’ouvrages littéraires, dont ceux de Hanan el-Cheikh, Naguib Mahfouz, Saadallah Wannous, Samar Yazbek, Khaled Khalifa et Nouri al-Jarrah, Rania Samara a également traduit une grande partie des romans d’Élias Khoury, parus chez Actes Sud-Sindbad.

Comment concevez-vous votre métier de traductrice ?

La traduction n’est pas mon métier. Tout au long de ma carrière universitaire consacrée à l’enseignement de la littérature et à la formation des traducteurs spécialisés d’abord à l’université de Damas puis à la Sorbonne, la traduction littéraire s’est imposée naturellement, elle est devenue une vraie passion. Mon objectif est de faire connaître largement la littérature arabe, qu’elle devienne un besoin en Europe et qu’elle figure en bonne place sur l’échiquier de la littérature mondiale. En effet, la traduction permet de montrer le vrai visage de l’autre, avec ses rêves et ses angoisses existentielles, elle facilite la rencontre entre les êtres et met l’accent sur le dénominateur commun humain. Elle est indispensable actuellement, à l’heure où un mur de haine et d’ignorance semble se dresser entre le monde arabe et l’Occident, à l’heure où l’incompréhension et l’hostilité semblent régner un peu partout dans notre univers.

Quels sont les défis auxquels vous avez été confrontée dans votre traduction des romans d’Élias Khoury ?

J’ai traduit sept beaux romans d’Élias Khoury et j’espère pouvoir accompagner ses futures œuvres. Pourtant, le cumul ne fait rien à l’affaire, car, avec chaque nouvelle traduction, je dois renouveler mes outils linguistiques et mon bagage culturel, tant son œuvre s’avère riche et novatrice. Les défis sont nombreux. Le premier qui se présente souvent, c’est celui de l’amalgame de la langue parlée avec la langue classique. Comment aménager une transition naturelle et subtile entre les divers niveaux de langue ? Comment permettre au lecteur francophone de comprendre qu’il s’agit de la langue parlée d’un Palestinien, d’un Beyrouthin ou d’un Aleppin par exemple ? De plus, les romans d’Élias Khoury sont parsemés de citations puisées dans la poésie préislamique, pas toujours aisées à traduire hors contexte. Un autre écueil que je m’efforce de surmonter concerne la documentation. L’œuvre s’appuie sur une documentation et sur une recherche historique extrêmement fouillée. Par souci d’exactitude historique, je me dois de vérifier minutieusement les sources, les faits et les titres des ouvrages, les noms des lieux cités, comme dernièrement dans L’Étoile de la mer où j’ai eu du mal à retrouver l’orthographe exacte des noms des rues et des ruelles du ghetto de Varsovie d’avant 1945.

Faites-vous des ajustements traductifs pour rendre les romans de Khoury accessibles au lecteur francophone ?

Le passage d’une langue à une autre, autrement dit d’une culture à une autre n’est pas toujours évident et traduire l’arrière-plan culturel se révèle être une tâche délicate. On touche à la charpente invisible de la culture qui est toujours en filigrane et l’on se rend compte du fossé entre les cultures. Nombreux sont les problèmes qui risquent de faire perdre au message une grande partie de sa substance. Les allusions à l’histoire par exemple, à la religion, à la politique, les renvois au folklore, aux légendes, les locutions, les proverbes, les citations extraites d’œuvres littéraires du patrimoine, les chansons, les comptines, l’ironie et les jeux de mots ont toujours structuré la pensée, l’affectif et l’inconscient de l’Autre.

Par ailleurs, l’intraduisibilité linguistique, née de l’intraduisibilité culturelle, suscite une problématique majeure, à savoir, la non-coïncidence des langues. Que dire de l’allusion culturelle qui met le traducteur devant un dilemme : il la dénature s’il l’explicite et, s’il la laisse intacte, elle échappe au lecteur. Aussi, les ajustements traductifs s’imposent sans cesse. Il s’agit de la capacité du traducteur à évaluer l’état des échanges entre les deux cultures dans l’espace-temps qui est le sien, et sa perception active de l’interculturalité lui permet d’effectuer le juste dosage entre l’implicite et l’explicite. Je me contenterai de cet exemple. Dans L’Étoile de la mer, on évoque le « tarab », cette sensation d’extase collective qui s’empare de ceux qui écoutent les chansons du patrimoine musical arabe en réagissant verbalement. Ce terme n’a pas son équivalent dans la culture européenne où c’est un silence absolu qui tombe lorsqu’on écoute les symphonies musicales. J’ai choisi de traduire « tarab » par « liesse », un terme lié aux exclamations admiratives du public pendant les joutes et les tournois du Moyen-Âge.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement retenu dans son dernier roman ?

Il a mis beaucoup de lui-même dans ce dernier roman, plus que dans tout autre. Ce qu’il aime, ce qu’il pense, sa personnalité, l’intellectuel et l’amoureux de la littérature qu’il est. J’ai beaucoup aimé dans le roman la ronde subtile et vertigineuse qu’il met en place entre l’auteur Élias Khoury qui est aussi un personnage plus ou moins fictif dans le roman et son lien étroit ou conflictuel avec Adam Dannoun, le personnage-narrateur.

Quelle est votre relation en tant que traductrice à l’auteur Élias Khoury et à son œuvre ?

Pour traduire une œuvre littéraire, il faut l’aimer, être en parfaite empathie. L’œuvre d’Élias Khoury est riche, incontournable, je pense qu’elle fera date dans la littérature mondiale. C’est pour moi un bonheur de traduire ses romans et de participer à les faire connaître au lectorat francophone. Au fur et à mesure de notre collaboration, nous sommes devenus proches. J’apprécie l’homme, son intégrité, sa vision et ses prises de position. Il écrit ce que je pense. Nous sommes de la même région, de la même génération, avons vécu les mêmes épreuves et les mêmes défaites et nous avons les mêmes rêves. Cette proximité est un privilège pour ressentir l’œuvre au plus profond de mon être.

Propos recueillis par Katia Ghosn

Traductrice vers le français d’une trentaine d’ouvrages littéraires, dont ceux de Hanan el-Cheikh, Naguib Mahfouz, Saadallah Wannous, Samar Yazbek, Khaled Khalifa et Nouri al-Jarrah, Rania Samara a également traduit une grande partie des romans d’Élias Khoury, parus chez Actes Sud-Sindbad. Comment concevez-vous votre métier de traductrice ?La traduction n’est pas mon...

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