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Idées

De Moscou à Tel-Aviv, le triomphe de l’absurde

De Moscou à Tel-Aviv, le triomphe de l’absurde

Photo d’illustration : le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, avec le président russe, Vladimir Poutine, au Kremlin, à Moscou, le 30 janvier 2020. Maxim Shemetov/AFP

Lorsque le contrat social d’un pays se défait, les conditions sont propices à la circulation de rumeurs et d’absurdités. Même lorsqu’elles sont outrancières et manifestement délirantes, elles peuvent exprimer les peurs et les préjugés les plus profonds d’un peuple.

C’est le cas aujourd’hui en Russie, où Sergueï Markov, ancien conseiller du président Vladimir Poutine, a averti que l’Ukraine était en train de créer des « supersoldats homosexuels » pour faire la guerre à son pays : « Les théoriciens militaires et les historiens savent quelle armée était la plus forte en Grèce, vous vous souvenez ? Les Spartiates. Ils étaient unis par une fraternité homosexuelle. Ils étaient tous homos. Telle était la politique de leurs dirigeants. Je pense qu’ils prévoient la même chose pour les forces armées ukrainiennes. »

Bien entendu, ce mélange d’homophobie, d’histoire falsifiée et d’idée de supersoldats inspirée des bandes dessinées Marvel indique que Markov ne souhaite pas encourager la pensée critique et l’analyse raisonnée. Peu importe : de telles déclarations idiotes trouvent apparemment un écho auprès d’au moins certains segments importants de la société russe.

Dérèglements

Le même dérèglement s’applique de plus en plus aux souvenirs historiques russes des principaux traumatismes et crimes nationaux. Lors d’une récente cérémonie à Velikiye Luki, dans la région russe de Pskov, un prêtre connu sous le nom de « père Anthony » a aspergé d’eau bénite une statue de Staline de 26 pieds. Bien que « l’Église ait souffert » pendant le long règne de terreur de Staline, a-t-il fait remarquer, les Russes d’aujourd’hui devraient être reconnaissants d’avoir tant de « nouveaux martyrs et confesseurs russes que nous prions aujourd’hui et qui nous aident à faire renaître notre mère patrie ».

Un tel raisonnement pervers n’est pas loin d’évoquer  le genre d’argumentation selon laquelle les juifs devraient être reconnaissants à Hitler d’avoir ouvert la voie à l’État d’Israël. En fait, c’est précisément ce qui s’est déjà produit. Selon une enquête menée en 2019 par Channel 13 news en Israël, les rabbins enseignent aux futurs officiers de l’armée israélienne à l’école préparatoire militaire Bnei David, financée par l’État, que « l’Holocauste n’a pas consisté à tuer les juifs. C’est un non-sens. Et le fait qu’il ait été systématique et idéologique le rend plus moral qu’un meurtre commis au hasard. L’humanisme, la culture laïque, voilà l’Holocauste. Le véritable Holocauste, c’est le pluralisme. La logique nazie était cohérente en interne. Hitler disait qu’un certain groupe de la société était la cause de tous les maux du monde et qu’il devait donc être exterminé (...) Depuis des années, Dieu crie que la diaspora est terminée, mais les juifs n’obéissent pas. C’est leur maladie que l’Holocauste doit guérir (...) Hitler était le plus juste. Bien sûr, il avait raison dans chaque mot qu’il prononçait. Son idéologie était correcte (...) La seule erreur (des nazis) était de savoir qui était de quel côté ».

Et la leçon ne s’arrête pas là. Les élèves apprennent également que, « avec l’aide de Dieu, l’esclavage reviendra. Les non-juifs voudront être nos esclaves. Les gens qui nous entourent ont des problèmes génétiques. Demandez à un Arabe moyen ce qu’il veut être. Il veut être sous occupation (...) Ils ne savent pas comment diriger un pays ou quoi que ce soit d’autre (...) Oui, nous sommes racistes. Nous croyons au racisme. Les races ont des caractéristiques génétiques. Nous devons donc réfléchir à la manière de les aider ».

Autojustification tendancieuse

Certes, cette rhétorique extrême n’est ouvertement approuvée que par une infime minorité religieuse fanatique. Et pourtant, elle laisse entrevoir le principe sous-jacent aux politiques de l’actuel gouvernement d’extrême droite en Cisjordanie. Comparer la situation en Israël et dans les territoires occupés à l’Allemagne nazie peut sembler une exagération ridicule, et si un non-juif fait cette comparaison, il est immédiatement taxé d’antisémitisme ; mais si des personnalités juives de premier plan le font, il faut les écouter. Lorsqu’une société s’est enveloppée de couches d’autojustification tendancieuse, il faut des initiés pour retirer le linceul.

Prenons le cas d’Amiram Levin, l’ancien chef du commandement nord des forces de défense israéliennes. S’étant exprimé récemment sur la situation en Cisjordanie à la radiotélévision publique israélienne, il a affirmé qu’« il n’y a pas eu de démocratie depuis 57 ans, c’est l’apartheid total (...) L’armée israélienne, qui est obligée d’exercer sa souveraineté dans cette région, est en train de pourrir de l’intérieur. Elle reste les bras croisés, regarde les émeutiers et commence à être complice de crimes de guerre ».

Et lorsqu’on lui a demandé de préciser sa pensée, M. Levin a été jusqu’à invoquer l’Allemagne nazie : « Il nous est difficile de le dire, mais c’est la vérité. Promenez-vous dans Hébron, regardez les rues. Des rues où les Arabes ne sont plus autorisés à circuler, seulement les juifs. C’est exactement ce qui s’est passé là-bas, dans ce pays sombre. »

Le fait qu’un général de l’armée israélienne à la retraite puisse arriver à une telle conclusion témoigne non seulement de son extraordinaire position éthique, mais aussi de la gravité de la situation dans ce pays. Mais tant qu’il y aura des Israéliens comme Levin, il y aura de l’espoir, car ce n’est qu’avec la solidarité et le soutien de personnes comme lui que les Palestiniens de Cisjordanie auront une chance.

Aujourd’hui, en Russie comme en Israël, le pacte social se fissure sous le poids du colonialisme et des désaccords fondamentaux sur les principes de base. Ces conditions se prêtent à des formes de rationalisation de plus en plus absurdes et extrêmes. Mais ce n’est pas parce que l’on peut trouver une raison pour faire quelque chose que l’on doit le faire. Lorsque les sociétés se fragmentent, il faut souvent plus de force pour résister aux mauvaises raisons que pour suivre les bonnes.

Copyright : Project Syndicate, 2022.

Par Slavoj ŽIŽEK

Professeur de philosophie à l’European Graduate School et directeur international du Birkbeck Institute for the Humanities de l’université de Londres. Dernier ouvrage : « Heaven in Disorder » (OR Books, 2021).

Lorsque le contrat social d’un pays se défait, les conditions sont propices à la circulation de rumeurs et d’absurdités. Même lorsqu’elles sont outrancières et manifestement délirantes, elles peuvent exprimer les peurs et les préjugés les plus profonds d’un peuple.C’est le cas aujourd’hui en Russie, où Sergueï Markov, ancien conseiller du président Vladimir Poutine, a...

commentaires (3)

Les bases éthiques de chaque groupe sont différentes , ce qui fait que le choc ne produit presque jamais de lça lumiére mais des guerres dévastatrices depuis l'aube des âges . L'utopie de l'unification , de la généralistion et de la standardisation universelle est malsaine et dangereuse . Le globalisme n' a pas d'avenir . Laissons chacun penser et admirer comme il veut . La variété est la seule norme qui règnera .

Chucri Abboud

17 h 57, le 10 septembre 2023

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Commentaires (3)

  • Les bases éthiques de chaque groupe sont différentes , ce qui fait que le choc ne produit presque jamais de lça lumiére mais des guerres dévastatrices depuis l'aube des âges . L'utopie de l'unification , de la généralistion et de la standardisation universelle est malsaine et dangereuse . Le globalisme n' a pas d'avenir . Laissons chacun penser et admirer comme il veut . La variété est la seule norme qui règnera .

    Chucri Abboud

    17 h 57, le 10 septembre 2023

  • Plaise à DIEU que Netanyahu soit démis de ses fonctions et ce sera une grande victoire pour le Hezbollah et le peuple israélien qui se parleront de paix et de reconnaissance mutuelle avec le peuple palestinien.

    Mohamed Melhem

    13 h 29, le 10 septembre 2023

  • JE DIRAIS D,UN BOUT DU MONDE A L,AUTRE, LE TRIOMPHE DE L,ABSURDE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 20, le 10 septembre 2023

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