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Nos Lecteurs ont la Parole

Entre femmes

À Amélie.

J’avais une petite heure à tuer avant un rancart et, en quittant le jardin du Luxembourg, je me suis dit que c’est exactement ce qu’il me fallait ce soir. Une faille dans mon agenda, un moment de vide et de fluidité rien qu’à moi et pendant lequel je pourrais autoriser mon cerveau à être nulle part, complètement désœuvré, prêt à accueillir tout ce qui pourrait remonter à la surface. J’ai donc laissé mes jambes me porter tout en m’adonnant à mon passe-temps préféré : observer les gens sur mon trajet en espérant puiser dans la chorégraphie urbaine qui s’offrait à moi quelques idées pour mes prochains articles.

À l’intersection entre la rue de Rennes et le boulevard Montparnasse, une femme s’est avancée vers moi. Elle avait la soixantaine, à tout casser, et un regard frappant au premier abord. Ses yeux étaient noirs, brillants, et il s’en dégageait une empathie comme on en croise rarement. Je sais la reconnaître chez ceux qui en sont dotés. Leur regard renferme quelque chose d’unique, de singulier, comme une mélancolie profondément ancrée en eux et qui leur donne ce pouvoir de vous mettre à nu et de vous pénétrer sans avoir à poser la moindre question. Habituellement sceptique lorsque je vois des inconnus se diriger vers moi, je me suis bizarrement sentie en confiance dès l’instant où elle s’est approchée. Sans trop réfléchir, je lui ai souri.

« - Bonsoir

- Bonsoir, vous allez bien ?

- Euh… oui, merci…

- Désolée, je ne voulais pas vous déranger, mais je voulais juste vous dire que j’aime beaucoup votre tenue. Et que je vous trouve très belle. »

Le compliment était gratuit, sans aucune intention. Cette inconnue s’est contentée de m’offrir ce cadeau sans rien attendre en retour, avant de disparaître aussi discrètement qu’elle est apparue.

Je suis restée sans voix. Je me sentais mal ce soir. À vrai dire, j’étais au creux de la vague depuis quelques jours déjà, mais je m’étais abstenue d’en parler à qui que ce soit autour de moi. En plus, je me sais capable d’afficher un masque suffisamment épais et parfaitement calibré pour ne rien laisser transparaître. Je n’arrive donc pas à m’expliquer comment elle a pu voir à travers. Comment elle a pu deviner que c’est exactement ce que j’avais besoin d’entendre ce soir. J’ai alors réalisé qu’une fois encore, c’est une femme qui est venue à ma rencontre au moment où j’en avais le plus besoin sans que j’aie eu à dire un mot, sans que j’aie eu à appeler à l’aide.

Gamine, j’étais ce qu’on appelle un « garçon manqué ». Je déteste cette expression archaïque, car elle sous-entend qu’une fille qui adopte un vestiaire et une attitude propres au lexique masculin n’est qu’une entité n’ayant pas eu la chance de naître avec les bons attributs. Mais c’est la seule que j’ai entendue à mon sujet et qui me permet d’illustrer mon propos aujourd’hui. Bref, gamine, j’ai toujours eu l’impression d’être née dans le mauvais camp. Certes, je ne suis jamais arrivée au point de rupture avec mon identité sociale, mais je ne me suis jamais sentie à ma place dans des chambres bien ordonnées où l’on joue à la poupée tout en listant les prénoms qu’on flanquerait à notre future progéniture. Je préférais de loin la compagnie des garçons. Parce que les garçons étaient tellement plus drôles, tellement plus bordéliques. Parce que, avec les garçons, je pouvais être sauvage, me bagarrer, crier et me rouler par terre tout en étant celle dont il fallait prendre soin. Et parce que, oui, les garçons m’offraient cette validation que je ne trouvais pas dans le regard de mes parents.

Je devais cela à l’éducation que j’ai reçue. À force de m’entendre dire que la femme est la pire ennemie de la femme, j’ai intégré ce concept dans mon mécanisme de fonctionnement, tel un mantra, au point de rejeter toute forme d’amitié féminine – à moins que les filles en question étaient comme moi, « dans le camp des garçons ». Enfin, en quittant l’adolescence, passé le traumatisme qu’elle a provoqué, la trahison de ma meilleure amie d’enfance a fini de me conforter dans la perception que je m’étais forgée des femmes.

En résumé, j’étais fière de clamer haut et fort et à qui voulait bien l’entendre que je ne comptais que des garçons dans mon cercle d’amis. Des années plus tard, par le parcours que j’ai emprunté et le milieu professionnel dans lequel j’ai évolué, et sans le savoir, j’ai indirectement continué à entretenir autour de moi différentes formes de misogynie – que je subissais pourtant !

Puis ma vie a pris un tournant inattendu sur tous les fronts. Par les rencontres et les lectures que j’ai enchaînées avec la fureur d’une prisonnière privée de lumière pendant des années, je me suis dégagée de l’influence que je subissais et de la torpeur intellectuelle dans laquelle celle-ci m’avait enlisée. Ce chamboulement m’a fait changer de perspective et m’a amenée à adopter un regard nouveau sur le cheminement de ma vie. Équipée de cette perspective fraîchement acquise, je me suis rendu compte que, contrairement à ce que j’avais imaginé, mon parcours fut en réalité jalonné de figures féminines qui m’ont portée et mise – ou remise – sur les rails à chaque étape de ma vie.

Ce soir, cette rencontre furtive a déclenché en moi une réaction désormais familière. Cette réaction est une avalanche d’émotions incontrôlables mais dont j’ai appris à maîtriser la lecture à force de les avoir vues surgir ces deux dernières années. Elles me serrent le ventre avant de me remonter à la poitrine et de la comprimer avec une puissance telle que mon cœur en explose. Ce sont ces mêmes émotions qui me submergent chaque fois que j’observe ma nièce gagner en autonomie, affirmer son caractère et accepter son reflet dans le miroir à force d’entendre ma sœur lui répéter inlassablement combien elle est intelligente. Chaque fois que j’accueille dans mes équipes des femmes talentueuses que je vois grandir jusqu’à voler de leurs propres ailes vers des opportunités encore plus brillantes que celles que je me suis vu offrir à leur âge. Chaque fois que je retrouve mes amies autour d’un dîner qui finit en crises de rires dont nous sommes les seules à saisir le sens, car, voyez-vous, nous nous comprenons, tout simplement. Et chaque fois que je repense à ces générations de femmes qui, sans en être toujours conscientes, se transmettent de mère en fille cette capacité d’aimer sans limites celles qui les ont précédées et celles qui leur succéderont.

Je ne dirais pas que seules les femmes sont capables d’un amour démesuré, ce serait simpliste, réducteur et insultant pour tous les hommes qui m’ont inspirée et que j’admire pour bien des aspects. Seulement, je ne peux m’exprimer que sous un spectre féminin et hétérosexuel car, que je le veuille ou non, je dois me rendre à l’évidence que j’ai été conditionnée par une éducation genrée et binaire ; celle que l’on donne aux petites filles pour les préparer à devenir des femmes – du moins, selon la définition qu’une société patriarcale a bâtie autour de ce mot. En observant les femmes autour de moi, je me demande simplement d’où nous vient cette capacité à contenir en nous un amour aussi immense sans nous y perdre. Puis je réalise qu’en fait, si. Que celles qui osent aimer sans mesure finissent parfois par s’y perdre. Mais celles qui osent aimer sans mesure et jusqu’à s’y perdre finissent aussi par pardonner, se relever et nous donner une belle leçon d’humilité.

Ce soir, en allant à mon rancart, j’ai réalisé qu’il n’y a d’amour plus grand, plus vrai et plus désintéressé que celui qui naît entre femmes. Et celui que cette inconnue venait de faire remonter en moi, j’ai eu envie de le rendre à toutes celles qui ont croisé ma route, qu’elles soient nées femmes ou qu’elles aient choisi (ou pas) de le devenir.


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

À Amélie.J’avais une petite heure à tuer avant un rancart et, en quittant le jardin du Luxembourg, je me suis dit que c’est exactement ce qu’il me fallait ce soir. Une faille dans mon agenda, un moment de vide et de fluidité rien qu’à moi et pendant lequel je pourrais autoriser mon cerveau à être nulle part, complètement désœuvré, prêt à accueillir tout ce qui pourrait remonter à la surface. J’ai donc laissé mes jambes me porter tout en m’adonnant à mon passe-temps préféré : observer les gens sur mon trajet en espérant puiser dans la chorégraphie urbaine qui s’offrait à moi quelques idées pour mes prochains articles.À l’intersection entre la rue de Rennes et le boulevard Montparnasse, une femme s’est avancée vers moi. Elle avait la soixantaine, à tout casser, et un regard frappant au...
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