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Culture - Musique

Qu’est devenu Hamed Sinno cinq ans plus tard ?

L'artiste se raconte en exclusivité à « L’Orient-Le Jour ».

Qu’est devenu Hamed Sinno cinq ans plus tard ?

Hamed Sinno : « Les gens et l’opinion publique refusaient de regarder notre musique d’un point de vue critique, revenant toujours sur ma vie et mes choix personnels. » Photo DR

On l’avait d’abord connu en tant que chanteur du groupe Mashrou’ Leila. Poussant ses cordes vocales jusqu’à des sommets hallucinants, certains l’avaient même comparé à un Freddy Mercury arabe. Sauf que très vite, son activisme en faveur, entre autres, de la cause LGBTQ+ avait fait de lui une cible, voire un diable, reléguant son art, pourtant si complexe, aux oubliettes. Cinq ans plus tard, l'artiste revient sur le devant de la scène, à la faveur de « Poems of Consumption », une performance qui explore les frontières entre la consommation, la santé mentale et l’environnement. Cinq ans plus tard, donc, Hamed Sinno se raconte à « LʼOrient-Le Jour ».


Où étiez-vous passé ces cinq dernières années ?

J’ai décidé de quitter Beyrouth et de m’installer à New York en 2019, avant l’émoi suscité par notre concert prévu à Byblos en août 2019. À l’époque, Mashrou’ Leila avait déjà été banni de plusieurs pays, et j’avais l’impression d’être pris dans un combat sans fin. Cela devenait de plus en plus fatigant et pesant, cette sensation de lutter contre le vent et de constamment reculer. Tant le combat pour les droits de la communauté LGBTQ+ que celui pour les libertés politiques sont des causes nobles que je n’abandonnerai jamais, mais avoir les mêmes discussions sans aboutir était épuisant. En fait, j’avais réalisé à la fin de ma vie au Liban qu’une grande partie des gens n’aimaient tout simplement pas ce que je représente, en dehors de mon travail artistique, mais ils refusaient de le dire, cherchant plutôt à me diaboliser ainsi que le groupe avec moi. En même temps, la notoriété de Mashrou’ Leila grandissait et le Liban me semblait de plus en plus petit. Aller prendre un café dans l'anonymat m’était même devenu impossible… Aussi, comme on ne pouvait pratiquement plus se produire au Moyen-Orient, l’idée à travers mon installation à New York était de développer nos activités en Amérique du Nord où nous avions déjà un public.

Être perçu comme un militant plutôt que comme un artiste vous a-t-il dérangé ?

Bien sûr, et c’était d’autant plus frustrant que j’avais l’impression d’entraîner avec moi une bande de garçons qui voulaient simplement faire de la musique sans être emmerdés. À nouveau, je suis honoré d’être un militant queer féministe, mais j’ai longtemps voulu croire que mon art était plus complexe que cette étiquette. Malheureusement, les gens et l’opinion publique refusaient de regarder notre musique d’un point de vue critique, revenant toujours sur ma vie et mes choix personnels. Parallèlement, l’effort que nous mettions dans la musique, les paroles de nos albums, nos visuels et notre production était immense. La reconnaissance du travail ne venait jamais ou très peu à ce moment. C’est aussi et surtout pourquoi je suis parti. J’ai eu besoin de prendre une pause de Beyrouth, de devenir invisible et de ne plus avoir à gérer des choses à la fois futiles et toxiques. Le plus dur, c’est que je suis parti sans aucun plan, et tout à coup, il y a eu le drame de Byblos qui m’a plongé dans quelque chose de très sombre, surtout que Carl Gergès et Firas Abou Fakher se sont retrouvés au milieu d’un problème qu’ils devaient gérer seuls, Haig Papazian et moi-même étant à New York. Inutile de dire à quel point je me suis senti coupable et responsable. Puis il y a eu la pandémie, le suicide de Sarah Hegazi, puis l’explosion du 4 août 2020. Du jour au lendemain, je n’avais plus accès à mes économies, bloquées dans le système bancaire libanais. Il m’était devenu nécessaire de prendre du recul et de me concentrer sur ma survie.

Beaucoup de nouvelles ont circulé dans la presse à propos de la dissolution de Mashrou’ Leila. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Ce n’est vraiment pas le cas. Il n’y a jamais eu de querelles ou de différends entre nous, bien au contraire. La succession d’événements au cours des cinq dernières années ne nous a pas laissé d’autre choix que de mettre notre activité de groupe en suspens, de prendre chacun un peu de recul pour nous concentrer sur nos vies.

Comment est né votre tout dernier projet, « Poems of Consumption », à travers lequel vous revenez sur scène en solo ?

En février 2020, alors que je me trouvais déjà à New York, j’ai eu la chance de rencontrer Ash Fure, une incroyable compositrice américaine de new music. J’ai été fasciné par sa personne et sa pratique, et cela m’a donné envie de reprendre mes études. Alors, j’ai rejoint le Dartmouth College pour un master en Digital Musics et une recherche sur la synthèse vocale, la philosophie autour de la voix et ce que c’est que d’en avoir une à cette époque. Là-bas, j’ai reçu un mentorat auquel je n’aurais jamais rêvé, et c’est quelque chose qui m’a presque sauvé. Tout d’un coup, après Beyrouth, qui reste malheureusement une ville limitée et limitante, d’innombrables possibilités s’ouvraient à moi. Pendant mes études, Poems of Consumption est né, alors que ce n’était pas au départ un concept musical. Nous étions alors en plein Covid, et je me suis mis à réfléchir à la manière dont nous sommes consommés par notre manière de consommer, à l’aliénation provoquée par nos sociétés capitalistes. À l’époque, j’allais mal, psychologiquement, et je me suis retrouvé pris dans un cercle où je passais mon temps à lire à propos de produits vendus sur Amazon, à lire les commentaires laissés par des internautes qui, tout d’un coup, devenaient une sorte de communauté. J’ai commencé à écrire de la poésie inspirée par des objets aléatoires (une boîte à pilules, des Lego, des ciseaux ombilicaux) que j’avais commandés sur Amazon puis à publier ces vers dans la section des avis de produits du site web. J’avais trouvé cela assez curieux et à la fois intéressant de poser la question de l’aliénation des consommateurs dans un espace qui encourage justement de tels comportements. Au début de cette année, alors que j’étais en résidence à Londres pour me remettre à l’écriture et poursuivre mon travail de recherche, on m’a proposé de transformer Poems of Consumption en une performance qui explore les débordements entre la consommation, la santé mentale et l’environnement. J’avais seulement trois mois pour écrire des morceaux, de la musique, sur une durée de 75 minutes, mais aussi penser aux visuels, travailler avec un quatuor à cordes, enfin monter toute une performance avec un deadline juste fou et sans ne rien compromettre.

Comment s’est passée cette performance au Barbican Center de Londres (le 8 juillet 2023) qui signe votre retour à la scène ?

Cette performance a été une expérience très intense. Les dernières semaines ont été incroyablement stressantes, et il y a eu un moment où je pensais vraiment que j’allais perdre la tête, devenir fou. Dans les jours précédant la performance, je n’avais pas dormi pendant 60 heures, et les deux mois précédents avaient été une course contre la montre, ne me laissant aucun temps pour la réflexion ni pour les doutes. Je me suis préparé intensément, avec des cours intensifs d’entraînement vocal, pour retrouver ma voix en quelque sorte. Pourtant, juste avant la performance, j’étais tellement épuisé que je craignais de tout gâcher. Mais l’instant où j’étais sur scène s’est avéré être le moment le plus gratifiant et réparateur de ma vie. Voir l’audience réceptive à mon art, à ma prestation, et recevoir une ovation debout m’a fait chialer comme un enfant. C’était tellement émouvant de constater que l’audience était toujours présente et réceptive pour apprécier mon travail artistique. Cette performance a été quelque chose de complètement nouveau pour moi. Elle m’a permis de maîtriser la scène en tant qu’artiste complet, au-delà de mon rôle de chanteur, comme c’était le cas au sein de Mashrou Leila. J’ai travaillé de manière nouvelle, avec de nouveaux instruments tels qu’un synthétiseur ainsi que divers objets qui ont servi d’instruments. En fait, ça m’a prouvé que je peux présenter quelque chose tout seul et m’en sortir.

Quels sont vos autres projets en cours ?

Je travaille sur un projet en collaboration avec le musée du MET à New York, où j’ai été sollicité pour concevoir un opéra autour du temple de Dendur qui a été offert au musée par les Kennedy. L’idée est d’explorer l’histoire de ce temple en le reliant à l’expérience de l’immigration, en posant des questions sur ce que signifie avoir une vie fragmentée pour ensuite se reconstruire. Cet opéra se plongera dans ces thèmes complexes en y intégrant des éléments liés au mythe, à la mémoire et au monumental. Je chanterai aussi pour cet opéra en y ajoutant des éléments de musique électronique. Cet opéra, qui s’intitule Westerly Breath, est actuellement en phase de travail et s’ouvrira en janvier 2024.

Pour conclure, si vous reveniez à Beyrouth, comment décririez-vous votre lien actuel avec cette ville ?

Après trois ans d’absence, je suis retourné à Beyrouth l’été dernier, initialement pour une période de deux semaines. En partant, en 2019, j’avais laissé mes vêtements d’hiver là-bas en pensant que j’y retournerai deux mois plus tard. D’un côté, retrouver ma vie telle qu’elle était trois ans auparavant a été troublant. Et d’un autre, ce qui était dérangeant, c’était de me rendre compte que j’étais dans une autre ville, pas la mienne en tout cas. Mes amis, mes repères, plus rien n’était là. J’ai prolongé mon séjour, cherchant à retrouver ce sentiment d’appartenance. Je cherchais la maison, en fait. Seulement pour me rendre compte que Beyrouth, ce n’est plus la maison. Comme beaucoup de gens, je me sens étranger dans cette ville…

On l’avait d’abord connu en tant que chanteur du groupe Mashrou’ Leila. Poussant ses cordes vocales jusqu’à des sommets hallucinants, certains l’avaient même comparé à un Freddy Mercury arabe. Sauf que très vite, son activisme en faveur, entre autres, de la cause LGBTQ+ avait fait de lui une cible, voire un diable, reléguant son art, pourtant si complexe, aux oubliettes. Cinq ans...
commentaires (8)

Nul n’est prophète dans son pays, mais votre génie M. Sinno et votre engagement fait honneur au vôtre en dépit des apparences.

stop béton

06 h 44, le 20 août 2023

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Commentaires (8)

  • Nul n’est prophète dans son pays, mais votre génie M. Sinno et votre engagement fait honneur au vôtre en dépit des apparences.

    stop béton

    06 h 44, le 20 août 2023

  • I was lucky to experience a live concert of Mashrou' Leila on their last tour in the US. ML is exceptional band. They've created their own sound of Middle Eastern rock-pop-alternative music, with meaningful and profound lyrics. I wish Mr. Sinno luck in his future artistic endeavors and hope to see the band re-assemble and produce new projects.

    Mireille Kang

    22 h 34, le 19 août 2023

  • Toutes mes Félicitations à Monsieur Sinno pour ses nouveaux projets artistiques. Bonne route Monsieur Sinno et merci pour votre musique qu’on n’oubliera jamais.

    Tabet

    22 h 01, le 17 août 2023

  • Mashrou Leila était trop en avance sur son temps, en particulier pour un pays comme le Liban. Peut-être le groupe sera-t-il reconnu par tous au Liban mais dans plusieurs générations. Triste et désolant de voir que les obscurantistes de tous bords (chrétiens ou musulmans) et surtout la milice terroriste ont gagné pour le moment...

    Benjamin Le Biavant

    16 h 29, le 17 août 2023

  • Mashrou Leila est pour moi un des plus beaux projets artistiques au moyen Orient ces 20 dernières années . Voir un groupe faire du Indy Rock arabe mélodieux, avec des paroles superbes , fut pour moi un choc émotionnel. 5 ans après leur disparition de la scène artistique, je continue à écouter Mashrou Leila , comme j'écoute Fairuz, avec le même plaisir et autant d´émotion. Voir tous les rétrogrades qui ont combattu le groupe pour des raisons idéologiques d´un autre âge est désolant ! Le résultat est là : Marshrou2 Leila est en pause depuis 5 ans et peut être pour toujours, pour faire plaisir aux enturbanés de tous bords qui prêchent la haine et l´homophobie. Heureux de voir que Hamed poursuit son chemin artistique , mais le combat de la liberté et pour l´art sous toutes ses formes doit se poursuivre, avec ou sans le Mashrou ! Keep the faith guys.

    Ziad CHOUEIRI

    09 h 48, le 17 août 2023

  • Triste de laisser nos meilleures pepites partir pour le benefice des pays d'accueil ! Dommage pour notre cher Liban qui s'enfonce chaque jour un peu plus dans l'obscurantisme avec cette classe dirigeante polico-confessionnelle incompetente et corrompue d'un autre age !

    OMAIS Ziyad

    00 h 17, le 17 août 2023

  • Un des meilleurs artistes du moyens orient du 21 eme siècle ..

    Murad Mazen

    22 h 01, le 16 août 2023

  • Dommage qu'il ne se sente plus chez lui a Beyrouth. Meme en exil, il faut continuer a lutter pour reconstruire la societe pluraliste, tolerante et genereuse qui fut la notre. Against all odds.

    Michel Trad

    21 h 05, le 16 août 2023

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