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Société - Portrait du 4-août

Aline Kamakian : Un mur, ça se reconstruit. Une âme, non

La propriétaire du restaurant Mayrig à Gemmayzé a tout rebâti mais, sans justice, sa colère est toujours là.

Aline Kamakian : Un mur, ça se reconstruit. Une âme, non

Aline Kamakian, dans son restaurant Mayrig à Gemmayzé. Derrière elle, une peinture qui les représente : elle et sa colère, dit-elle. Photo Yasmina Abou-Haka/L'Orient Today

Trois années ont passé depuis l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. La justice et la vérité continuent de nous échapper, et les promesses de réponses sonnent creux. Pourtant, parmi ces zones d’ombre qui persistent, une lueur d’espoir émerge. Beyrouth, connue pour son art de vivre, son art de recevoir, reprend lentement des couleurs, avec des touristes et des expatriés qui affluent en masse. Une renaissance rendue possible par le dévouement de personnes, d’associations et d’ONG qui se sont rassemblées pour soutenir la ville.

Cette année, L’Orient Today a choisi de mettre en lumière les histoires de ceux qui sont restés et se sont battus, chacun à leur façon. Dans une série de six portraits, nous partageons avec vous leurs parcours, leurs luttes et leurs ambitions.

Quand l’incendie s’est déclaré au port de Beyrouth le 4 août 2020, Aline Kamakian était en réunion avec son équipe de direction du restaurant arménien Mayrig, situé à Gemmayzé. Tout le monde s'est précipité sur la terrasse : « Nous avons vu les pompiers arriver. Nous sommes au troisième étage, au-dessus du restaurant. Vous avez le bâtiment, l'autoroute, l'explosion », se souvient la gérante, en décrivant sa localisation de ses mains.

Les pompiers sur place, l’équipe a repris sa réunion. Mais lorsque les premiers bruits de feux d’artifice ont retenti, Aline Kamakian est ressortie sur la terrasse avec son téléphone pour filmer ce qui était en train de se passer. Puis, l’explosion a détonné. « C’était comme si quelque chose avait explosé en moi. Quand je me suis relevée, mes cheveux étaient à moitié brûlés et je n’entendais plus rien ».

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Survivante de l’explosion qui a tué l’ancien Premier ministre Rafic Hariri en 2005 et des attentats terroristes de Bruxelles en 2016, Aline Kamakian l’affirme avec ironie : « J’ai un doctorat en explosions ». Alors, ce terrible soir-là, la restauratrice s’est adressée aux membres de son équipe qui tenaient encore debout : « Ne vous inquiétez pas, nous reviendrons ».

Impuissante

Quand Aline Kamakian est revenue nettoyer son restaurant, elle admet s’être sentie impuissante : « Je n'avais ni eau ni pain ». Alors, de son autre restaurant à Antélias, Batchig, ont été apportés des sandwichs qui ont attiré les regards des badauds. Aline Kamakian a alors demandé au chef de Batchig de doubler le nombre de sandwichs le lendemain.

« Nous étions 50 le premier jour, 100 le deuxième et 300 le troisième ». Mais, très vite, Aline Kamakian s'est rendu compte que ceux qui travaillaient à nettoyer les rues après l'explosion ne pouvaient pas survivre uniquement avec des sandwichs : elle décide alors de fournir des repas chauds.

« Nous avons commencé à apporter de grandes marmites et à faire du feu avec le bois cassé pour cuisiner et distribuer… Nous avons atteint 2.500 repas chauds distribués chaque jour pendant trois mois. C'était le seul moyen pour nous de survivre ».

Déterminée

Le soir même de la catastrophe, Aline Kamakian avait contacté un petit entrepreneur, lui fixant un délai d'une semaine pour reconstruire, déterminée à faire revivre son établissement et à fournir un emploi à son équipe, dont sept personnes ont été handicapées par l'explosion.

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« D'un point de vue financier, aucune personne ayant des connaissances financières solides ou un sens aigu des affaires n'opterait pour la reconstruction. Cela défie toute logique. Dans des circonstances normales, un plus un égale deux, mais dans ce cas, un plus un égale zéro », explique-t-elle. C’est donc grâce à une campagne de crowdfunding, le financement participatif, et à de multiples démarches auprès d'ONG que la gérante a pu réunir les ressources dont elle avait besoin pour effectuer les réparations.

Les donateurs étaient assez réticents à fournir une aide financière directe, dit-elle. Ils se sont concentrés sur l'aide matérielle et les services de reconstruction. Certaines ONG, comme Nusaned, ont apporté un soutien spécifique aux entreprises. Nusaned a collaboré avec le syndicat des propriétaires de restaurants au Liban, reconnaissant que Gemmayzé et Mar Mikhaël étaient principalement des zones de restaurants. Avec leur aide, Mayrig a reconstruit les vitrines endommagées.

« Sans leur intervention, je n’y serais pas parvenue. La reconstruction, à elle seule, a coûté environ 25.000 dollars, somme que je ne possédais tout simplement pas à l'époque », explique Aline Kamakian, qui souligne le rôle essentiel joué par son équipe dans la survie et la renaissance de Mayrig. « Si Mayrig est ici aujourd'hui, c'est grâce à eux », martèle-t-elle. « Ils n’ont pas seulement versé leur sueur. Leur sang est dans ces murs ».

Fière

Aline Kamakian aurait pu quitter le Liban et rejoindre son frère aux États-Unis. Elle a préféré rester : « Je ne veux pas tourner le dos au Liban. J’en ai vu des ailleurs pourtant… Mais j’aime vivre dans ce pays », assure-t-elle. « Il y a beaucoup de séquelles que nous pouvons voir, celles de la destruction de notre environnement, mais il y aussi les autres. Un mur peut être reconstruit. Une âme, non », avoue-t-elle en retenant ses larmes.

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Elle se reprend. « J’aime voyager, j’aime manger, j’aime découvrir. Regardez les Libanais ! Nous sommes ces gens-là. C'est notre chemin vers la révolution. C'est notre révolution. C'est notre mode de vie et nous continuerons. Nous n'avons pas honte. C'est notre droit de chanter, notre droit de danser, notre droit de reprendre nos restaurants ».

C’est aussi pour ça qu’Aline Kamakian a plaidé en faveur d'un soutien et a travaillé avec des ONG et des organisations pour assurer la résurgence de l'écosystème des entreprises locales dans les zones touchées par l'explosion. Ils ont rapidement mis au point un système pour aider les entrepreneurs à payer les salaires après l'explosion et dans le contexte de la crise financière.

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« Pour moi, c'est notre façon de vivre et nous ne devrions jamais l'arrêter. C'est ce qui fait notre réputation : l'art de vivre, l'art de recevoir. Tout le monde ne l'a pas. C'est notre valeur ajoutée et nous en sommes très fiers. Mais tant que la vérité n'éclatera pas, je ne pense pas que cette crise disparaîtra », poursuit-elle.

Aline Kamakian a souligné l'importance de la recherche de la justice et le devoir d'honorer la mémoire des âmes perdues. « Nous leur devons cela. Ce n'est pas un acte de guerre, ce n'est pas une bêtise, c'est l'erreur de quelqu'un ». « Le pire, c'est que personne n'a dit 'excusez-moi' Personne n'admet, comme si rien ne s'était passé ».

Trois années ont passé depuis l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020. La justice et la vérité continuent de nous échapper, et les promesses de réponses sonnent creux. Pourtant, parmi ces zones d’ombre qui persistent, une lueur d’espoir émerge. Beyrouth, connue pour son art de vivre, son art de recevoir, reprend lentement des couleurs, avec des touristes et des expatriés...

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