Toute une vie à s’aimer, se houspiller, se supporter, s’entraider et s’aimer encore et toujours… Celle de Aïda et Ibrahim, couple modèle, pas idéal, mais modèle. Car toujours ensemble, amoureux, en dépit des années, agrippés l’un à l’autre, bien décidés à affronter le destin en commun, dans un quotidien fait de petites chamailleries et d’amusants désordres. Un couple solide et fragile tout à la fois. Heureux et malheureux par intervalles. Si drôle par moments et toujours si émouvant !
Tel est en résumé le tendre propos de Ghammed Ayn, Fatteh Ayn (ferme un œil, ouvre un œil), cosigné par Karim Chebli et Sara Abdo. Un jeune et prometteur duo d’auteurs et metteurs en scène, qui ont également produit cette première pièce interprétée par un autre duo, celui des très talentueux comédiens Cynthia Karam et Fouad Yammine qui (depuis leur partenariat dans le musical Chicago bil Arabi) fonctionne à merveille.
Sur les planches du théâtre Monnot, le grand roux à barbe et la pétillante brune livrent le savoureux portrait d’un vieux ménage libanais.
Lui incarne Ibrahim : l’homme vigoureux dans sa jeunesse devenu avec l’âge en quelque sorte un vieil enfant. Souvent entêté, parfois de mauvaise foi, il traîne dans la salle de bains, son lieu préféré, en pyjama et robe de chambre, laisse traîner ses affaires, rouspète en permanence, mais finit toujours par se laisser attendrir par son petit bout de femme.
Elle interprète une Aïda plus vraie que nature : une petite vieille dynamique bien que pliée en deux (les rhumatismes sans doute !), angoissée et bigote. Une petite dame au fort tempérament mais à la bonne nature, et qui n’aime rien tant que houspiller son grand échalas de mari… auquel elle tient tant.
Ces deux-là se sont trouvés. Il se sont aimés, se sont mariés, ont fondé une famille, ont traversé ensemble les étapes de la vie, avec ses inévitables déboires et ses petits bonheurs… Ils ont aussi survécu à la guerre du Liban et à ses cycles de violence répétés. Arrivés au soir de leur existence, les voilà privés de leur fils unique qui, comme tant d’autres jeunes, s’est envolé loin d’eux, loin de ce pays…
Trôner, fumer et « facebooker »
Dès la première scène, le ton est donné : Ibrahim, paisiblement installé dans son petit coin favori, profite de l’absence de Aïda pour s’adonner, sur le trône, à ses deux vices de prédilection : fumer tranquillement ses cigarettes interdites et scroller sur Facebook les pages de jeunes femmes en tenue affriolante. Mais voilà que sa tornade d’épouse, de retour plus tôt que prévu, l’attrape en flagrant délit et lui tombe dessus avec l’habituelle volée de reproches, caractéristiques des vieux couples… qui s’aiment encore.
Inspirée de l’histoire des grands-parents de Karim Chebli et des parents de Sara Abdo, Ghammed Ayn, Fatteh Ayn déroule, au cours d’une soixantaine de minutes, le fil d’une existence simple et aimante, rythmée par les impondérables moments de difficulté. Une vie de Libanais moyens des années de guerre (et un peu d’avant-guerre) comme il en existe beaucoup.
Une couleur locale qui donne à cette pièce (à la thématique largement exploitée au théâtre) un attrait particulier. Le scénario et la mise en scène y sont pour beaucoup évidemment, qui reviennent avec subtilité, et dans des séquences à rebours – très ingénieusement situées sur la trame narrative – sur les inévitables problèmes de couple. Mais aussi sur les événements et les contraintes sociétales et familiales (la voix tonitruante d’une invisible mais très présente belle-sœur résonne parfois dans la salle), qui ont embourbé l’existence de nos aînés au cours de ces 50 dernières années.
Un vibrant hommage à nos aînés
Mais c’est évidemment la formidable justesse de l’interprétation des deux comédiens qui porte cette pièce sur le temps qui passe. Et dans laquelle eux-mêmes passent, avec une aisance confondante, de la démarche vacillante et la voix chevrotante des vieillards à la fougueuse vitalité des jeunes amoureux qu’ils ont été.
Un jeu convaincant qui se déroule au sein d’un décor ultrabasique. Celui d’un intérieur délimité par de longues poutres de bois sur roulettes, que les acteurs eux-mêmes modifient en fonction des scènes. Une scénographie puissante en dépit du côté bricolé qui met l’accent sur le peu de moyens dont bénéficient les gens de théâtre au Liban contraints de se débrouiller seuls pour monter leur projet, le produire et assouvir ainsi leur passion des planches. Et celle d’un public qui, paradoxalement en ces temps de crise, est en constante augmentation dans les salles beyrouthines.
Un public dont les applaudissements nourris le soir de la première auront confirmé ce besoin d’authenticité, de parole et de jeu sincères que seul peut apporter désormais le théâtre aux Libanais. À travers des pièces comme celle-ci, qui livrent en filigrane un vibrant hommage à nos (grands-)parents et à toutes les tempêtes qu’ils ont vaillamment traversées au Liban. Et dans laquelle chaque spectateur, en contact avec une palette d’émotions qui va du rire aux larmes, peut retrouver quelque chose de ses chers « vieux » tant aimés.
« Ghammed Ayn, Fatteh Ayn », jusqu’au 23 juillet, de mercredi à dimanche au théâtre Monnot, Achrafieh, rue de l’église Saint-Joseph. Billets en vente à la Librairie Antoine à 10, 15, 20 et 25 dollars.
s’aimer encore et toujours… Celle de Aïda et Ibrahim, couple modèle, pas
idéal, mais modèle. Car toujours ensemble, amoureux, en dépit des
années, agrippés l’un à l’autre, bien décidés à affronter le destin en
commun, dans un quotidien fait de petites chamailleries et d’amusants
désordres. Un...