«Le crime ne paie pas » est peut-être l’adage qui correspond le moins à la réalité : plutôt que de décrire un quelconque aspect du monde social, il exprime un souhait millénaire, celui de voir les méfaits punis la plupart du temps. Ce souhait se manifeste d’une manière éclatante dans la majorité des films et des romans qui portent sur le monde de la criminalité, et où les voyous, les malfaiteurs et les gangsters reçoivent presque invariablement ce qu’ils méritent : prison, mort violente, misère, déchéance, etc.
Certes, l’on sait que la réalité, le plus souvent, ne se conforme pas à ce modèle ; et pourtant, lorsqu’on voit les criminels, dans les films ou dans les romans, connaître une fin incontestablement heureuse – ce qui est une chose extrêmement rare –, on a l’impression que la société a été bouleversée, que ses valeurs ont subi un renversement radical. C’est justement l’impression que l’on éprouve à la lecture de Harlem Shuffle, le dernier roman de l’Américain Colson Whitehead, deux fois lauréat du prix Pulitzer (pour Underground Railroad et pour Nickel Boys).
Propriétaire d’un magasin de meubles et d’électroménager dans le quartier noir de Harlem vers le début des années 1960, Ray Carney est un époux aimant et un père de famille particulièrement tendre qui aspire à monter dans l’échelle sociale. Pour arrondir ses fins de mois, il se livre parfois au recel d’objets volés : téléviseurs, fourrures, bijoux, pierres précieuses… Cela lui donne mauvaise conscience, non parce qu’il enfreint la loi, mais parce qu’en grandissant, il s’est promis de ne pas finir comme son père : un truand bien connu dans le quartier, presque toujours absent du foyer, et qui a été abattu par les flics.
Tout se passe bien pour Carney jusqu’au jour où son cousin Freddie l’embringue dans une affaire dangereuse : le braquage du célèbre Hôtel Theresa. Bien qu’il ne participe pas au cambriolage proprement dit et qu’il serve simplement de receleur à l’équipe de son cousin, Carney se voit entraîné dans les milieux de la pègre. Il est désormais en relation presque quotidienne avec des gangsters locaux, des flics corrompus et d’anciens acolytes de son père.
En arrière-plan, Harlem est en pleine ébullition : manifestations pour les droits civiques, émeutes consécutives à la mort d’un jeune Noir tombé sous les balles d’un policier blanc. Carney soutient les militants de tout son cœur, mais son énergie est totalement accaparée par la gestion de son magasin, par son commerce illégal et par ses efforts visant à maintenir séparés ces deux aspects de son existence. Il a l’impression que sa vie ressemble de plus en plus à celle de son père. On sent l’imminence d’une crise de conscience.
Or Colson Whitehead déjoue brillamment les attentes du lecteur : la crise ne se produit pas, elle est plutôt diluée dans les découvertes progressives que fait Carney. En effet, plus celui-ci approfondit sa connaissance du monde de la criminalité, plus il se rend compte que le crime est en quelque sorte coextensif à la société tout entière. Les truands, les gangsters, les flics, les politiciens, les riches hommes d’affaires sont tous reliés par un réseau complexe de fils invisibles. Il est vrai que plus on monte dans l’échelle sociale, plus le crime devient respectable ; mais il n’en demeure pas moins que la corruption et l’escroquerie sévissent partout. Devant un tel spectacle, la culpabilité qui tenaille Carney s’amenuise petit à petit. Il gravira les échelons de la société et connaîtra une fin indiscutablement heureuse.
Harlem Shuffle de Colson Whitehead, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, Albin Michel, 2023, 432 p.