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Dans les entrailles bavardes d’Abidjan

Dans les entrailles bavardes d’Abidjan

D.R.

L’étymologie nous le rappelle, l’auteur (auctor en latin) est celui qui accroît. Henri-Michel Yéré est en ce sens un véritable auteur ; il augmente la langue. Comme une pâte à étaler, ses phrases traversent le laminoir de la poésie et nous parviennent déroulées, dépliées, inondées de tous bords dans une langue travaillée par des dispositifs croisés.

Polo kouman, Polo parle est un recueil qui fait dialoguer les langues. La page de gauche est écrite en nouchi, celle de droite en français. Le nouchi, parler populaire venu de la rue ivoirienne, entremêle des syntaxes et des mots issus du français avec des langues de Côte d’Ivoire (le Dioula, le Bété, le Baoulé…). C’est entre ces langues, dans l’antre de ces langues, que se tient la poésie d’Henri-Michel Yéré, dans cette interface lumineuse et douloureuse, entre les mots et l’histoire, les sens et les vérités.

L’histoire de Polo démarre par la parole.

« Ma parole ne tient plus dans son plasma

Elle est tombée dans le piège de lumière

L’opaque matin de ma naissance. »

Le long poème, qui naît de cette parole, livre quelques indices des moments de la vie de Polo. Enfant abandonné par le père, Polo se saisit de sa voix comme acte d’affirmation. Son univers, comme celui du poème, mêle les territoires confidentiels (le cadastre intime) aux espaces politiques, urbains ou rêvés. Le lecteur y croise des entrailles bavardes, des racines hésitantes, la terre d’Abidjan et des parts de ciel non réclamées.

Polo parle et dit la solitude d’enfance, la clandestinité des sentiments, l’urgence du sens de la vie qui émerge, les envies de fins du monde et les luttes dans un univers hostile.

La narration passe du « je » au « nous » et l’histoire de Polo se conjugue alors au collectif.

« C’est de la marge qu’on est parti

Nous sommes morcelés. »

Les épreuves à traverser ressemblent à celles des guerres ; on y côtoie les armes, la Rafle, la tranchée, la jungle.

Et ce sont les échos de l’histoire contemporaine de la Côte d’Ivoire que l’on entend entre les vers, une histoire décoloniale encore marquée par des soumissions, des corruptions, des discriminations et des violences politiques.

Dans ses précédentes publications (La Nuit était notre seule arme et Mil neuf cent quatre-vingt-dix), Henri-Michel Yéré avait déjà entamé cette quête du lieu d’équilibre entre les faits historiques, le quotidien des gens sans trace et la création littéraire.

Dans sa poésie, la voix des marginaux, les territoires urbains périphériques, leurs chairs et leurs musiques franchissent des courts-circuits de langues qui d’habitude ne se rencontrent pas.

L’histoire de Polo se clôt par une invitation à voler avec Poy, la femme-cité, femme tout à la fois résistance et poésie, douleur et plume.

« C’est dans la langue-là je vais te soulever. »

Le français s’imprègne alors de l’esprit et de la lettre du nouchi, dans cette légèreté du vers sans conjonction de subordination. Et les langues s’emmêlant l’une à l’autre révèlent la force de la poésie de Henri-Michel Yéré, une poésie dont la véritable langue coïncide avec l’art de la traduction, ce délicat savoir-faire avec les différences.

Polo kouman. Polo parle d’Henri Michel Yéré, Éditions d’en bas, 2023, 96 p.

L’étymologie nous le rappelle, l’auteur (auctor en latin) est celui qui accroît. Henri-Michel Yéré est en ce sens un véritable auteur ; il augmente la langue. Comme une pâte à étaler, ses phrases traversent le laminoir de la poésie et nous parviennent déroulées, dépliées, inondées de tous bords dans une langue travaillée par des dispositifs croisés.Polo...

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