Samedi après-midi, le corps de Haïtham Tok, un habitant de Bécharré tué par balles, a été retrouvé sur les hauteurs du Kornet el-Saouda, au Liban-Nord. Dans la soirée, l'armée libanaise confirmait qu'un autre homme est décédé sur ce pic le plus élevé du pays, sans plus de précisions, et annonçait avoir arrêté ''plusieurs personnes'', après s'être fortement déployée sur les lieux.
L'Agence nationale d'Information (Ani, officielle), a rapporté, quant à elle, samedi en fin de journée, que les dépouilles de deux hommes tués par balles avaient été retrouvées sur le Kornet el-Saouda. Notre correspondant dans le Nord, Michel Hallak, indiquait, lui, que les deux victimes Haïtham et Malek, appartiennent à la famille Tok, et que plusieurs personnes ont également été blessées. D'après notre correspondant, l'armée effectuait des rondes en hélicoptère au-dessus du pic montagneux, le plus haut du pays. Elle a, depuis, fermé toutes les routes qui y mènent.
Alors que ce drame a été largement condamné par les responsables officiels et politiques et les dignitaires religieux, le flou continue d'entourer les événements de samedi, et plusieurs versions des faits circulent, évoquant tour à tour un ancien litige opposant les habitants de Bécharré et Bkaasafrine, un affrontement avec l'armée ou encore une implication du Hezbollah.
L'Orient-Le Jour fait le point.
Les tensions sur le Kornet el-Saouda
Après des années de tensions autour des sources d'eau sur les hauteurs du Kornet el-Saouda, la région a été déclarée Zone interdite d’accès par l'armée qui a déclaré les lieux ''zone d’entraînement militaire'' depuis plusieurs années dans le but d'empêcher des accrochages potentiels entre deux groupes adversaires, originaires d'une part de Bécharré et de l'autre de Bkaasafrine, dans le caza de Denniyé. En cause : un litige sur des biens-fonds publics sur les hauteurs du Kornet el-Saouda, qui sont revendiqués par les deux localités, et où se trouvent des sources.
''C’est un conflit qui date depuis des décennies et auquel les précédents gouvernements ont tenté de remédier sans succès'', indique une source anonyme proche des Forces libanaises (FL) à L’Orient-Le Jour. Elle raconte qu’un puits avait été construit en 2020 à Bkaasafrine pour octroyer une part de l’eau aux habitants de cette localité et réduire les tensions. Mais en vain.
Un habitant de Bécharré, qui a requis l’anonymat, raconte que c'est dans ce contexte de litige que Haïtham Tok a été tué. ''Chaque année, les gens de Denniyé essaient de se rendre sur les lieux pour détourner l'eau vers leur localité. Et chaque fois, des incidents éclatent et des gens de Bécharré tirent sur eux'' pour les en éloigner. Samedi, c'est ce scénario qui se serait réédité, selon lui. ''Des habitants de Bkaasafrine sont venus sur les lieux et ont tenté, une nouvelle fois, de détourner l’eau. Un groupe d’hommes de Bécharré qui se trouvaient sur place ont retiré les tuyaux de canalisation installés pour exploiter les sources. Mais cette fois-ci, les gens de Bkaasafrine étaient armés et ont tiré à distance sur ceux de Bécharré, tuant sur le coup Haïtham Tok'', ajoute cet habitant.
Toujours selon cette source, cet incident serait la conséquence d’un autre accrochage entre les deux parties, qui s’est produit il y a deux mois et au cours duquel un des habitants de Bkaasafrine avait été tué, mais tout cela avait été étouffé pour calmer le jeu. Et l’assassin n’a pas été retrouvé.
Dans un souci évident d’apaiser les tensions, l’ancien député FL Joseph Ishak, originaire de Bécharré, a indiqué à L’OLJ que ''la partie qui a tiré sur Haïtham Tok est connue. Mais pour l’heure, l’enquête est en cours, et il n’est pas approprié de lancer des accusations, pour ne pas envenimer le climat''.
Tir à bout portant ou franc-tireur ?
L'Ani avait rapporté que Haïtham Tok a été tué par un franc-tireur. Une version toutefois contestée par une source de l'hôpital gouvernemental de Bécharré, où a été examinée la dépouille. D'après cette source, le médecin légiste a constaté que la balle avait transpercé l’aisselle pour traverser le poumon avant de se loger dans la cuisse en passant par l’estomac, qui a été déchiqueté ainsi que le poumon, un scénario impossible dans l'hypothèse d'un tir à longue distance d'un franc-tireur.
Cette source soutient, elle, une version différente des faits, qui écarte toute implication des habitants de Bkaasafrine et fait plutôt état d'une dispute entre plusieurs personnes de la famille Tok.
La mort de Malek Tok
Dès l’annonce de la mort de Haïtham Tok, l’armée s’est déployée sur le hauteurs en installant des barrages dans toute la région pour retrouver le tueur, comme l'a rapporté notre correspondant. Entretemps, un groupe armé de la famille Tok s'est dirigé sur le lieu du crime avec une intention probable de vengeance, selon une source qui suit de près les événements.
À l’un des barrages de l’armée qui tentait de les arrêter, un accrochage a causé la mort d’un membre du groupe, Malek Tok. Des tirs en provenance de ce groupe ont même été dirigés contre un hélicoptère de l’armée envoyé en renfort, selon cette source, et l'échange de coups de feu aurait fait plusieurs blessés parmi les soldats.
Alors que des informations circulant dans les médias faisaient état dimanche de la libération des membres du groupe Tok, après leur arrestation par la troupe, une source proche de l'armée a démenti toute remise en liberté.
Dans son communiqué publié samedi soir, l'armée a également lancé une mise en garde, appelant les Libanais à ne pas s'approcher de la ''zone d'entraînement militaire à Kornet el-Saouda'', sans qu'il soit immédiatement clair si cet avertissement était en rapport avec les événements.
Une implication du Hezbollah ?
D'autres informations font état, en outre, d'une éventuelle implication du Hezbollah chiite, qui aurait déployé des hommes armés sur les lieux.
Selon une version des faits publiée notamment par la chaîne télévisée MTV, le meurtre de Haïtham Tok était prémédité et a été exécuté par ''un groupe professionnel, disposant d'armes professionnelles'', en allusion au Hezbollah, afin de provoquer des tensions entre Bécharré et Bkaasafrine. Cette version a notamment été privilégiée par le député sunnite de Tripoli Achraf Rifi, qui s'est dit samedi ''convaincu que l'objectif de ce crime est de créer des dissensions entre les régions de Bécharré et de Denniyé'', évoquant ''une sédition orchestrée''.
Cette hypothèse est catégoriquement démentie par un porte-parole de cette milice, Mohammad Afif Naboulsi. ''C’est désolant d’entendre dire cela. Les raisons derrière cet incident sont connues'', a-t-il déclaré à L'Orient-Le Jour, sans plus de détails.
Les médiations politiques
Alors que le député sunnite de Tripoli, Minié et Denniyé, Fayçal Karamé, a été contacté par le président de la Chambre, Nabih Berry, qui lui a demandé de traiter cette question avec ''sagesse'', et qui a également contacté Sethrida Geagea, députée FL de Bécharré, il s'avère que les deux morts de la famille Tok sont proches du député William Tok, membre du bloc parlementaire du courant des Marada de Tony Frangié, fils de Sleiman Frangié, candidat à la présidence de la République. William Tok suit de près les développements et fait en sorte de minimiser leur impact, afin qu’ils ne prennent pas une tournure communautaire entre sunnites et chrétiens, a-t-on assuré.
D'où vient le nom de Kornet el- Saouda, le " sommet noire ", de ce point culminant du Liban, à 3200 m. d'altitude , qui contraste avec sa couleur blanche plusieurs mois de l'année ? La réponse nous est donnée par le savant philologue Christoph Luxenberg et l'orientaliste Carl Brockelmann : il s'agit du mot syriaque Swâda, qui signifie dominer, qui a été arabisé en Saouda. Swâda a donné en arabe le verbe Sada et le mot Sayyed. Kornet el-Saouda signifirait donc le " le Pic ou le sommet dominant " du Mont Liban, ce qui est plus plausible et conforme à la réalité géographique. Cela nous renvoie aussi au livre de Anis Freiha publié à Beyrouth , sur l'origine du " Nom des villes et villages du Liban". Raymond Melki
15 h 32, le 09 juillet 2023