Rechercher
Rechercher

Idées - Entretien

Mostafa Minawi : Si nous ne nous réapproprions pas le passé ottoman, nous ne pourrons pas avancer

Professeur associé d’histoire et directeur des études ottomanes et post-ottomanes à la Cornell University, l’historien palestino-canadien – qui a grandi au Liban dans les années 70 et 80 – revient dans son ouvrage « Losing Istanbul » (2022, Stanford University Press) sur cette période charnière comprise entre la fin de l’Empire ottoman et l’émergence de la Turquie moderne. Il le fait à travers le parcours de Sadik et de Shafik al-Mouayad Azmzade, deux fonctionnaires originaires de Damas qui s’identifiaient alors pleinement au règne impérial ottoman. Un récit à hauteur d’homme pour raconter la grande histoire et apporter des clés de compréhension sur un passé arabo-ottoman encore tabou dont les conséquences sont pourtant toujours à l’œuvre.

Mostafa Minawi : Si nous ne nous réapproprions pas le passé ottoman, nous ne pourrons pas avancer

L’historien palestino-canadien Mostafa Minawi. Photo Nilay Özok-Gündoğan

Dans « Losing Istanbul », vous revenez, à travers le regard des principaux protagonistes et de leurs familles, sur un sujet peu traité jusque-là : la redéfinition des identités dans un Empire ottoman en voie d’effondrement et le chamboulement que cela représente pour une partie de l’élite arabo-ottomane. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

C’est en écrivant un autre livre académique sur l’implication ottomane dans la Corne de l’Afrique (« The Ottoman Scramble for Africa » – 2016, Stanford University Press) que j’ai été amené à suivre les voyages sur le continent africain de Sadik Azmzade. J’ai fini par écrire un ouvrage vraiment différent, mais cet intérêt ne s’est jamais tari. Car si l’historiographie arabe tend à présenter les Azmzade comme des nationalistes syriens et arabes, cette partie-là de la famille était très enracinée à Istanbul. Et son histoire s’inscrit dans celle d’un empire qui s’effondre. Elle a traversé la transition vers la réalité géopolitique de l’État-nation à partir du centre, et non des provinces (arabes de l’Empire ottoman, NDLR).

Lire aussi

Passion(s) turque(s)

Ce n’est toutefois qu’après l’explosion au port, à Beyrouth, le 4 août 2020, qu’il m’est apparu très clairement que cette histoire devait être écrite. Je n’aurais jamais pensé que je serais le genre de personne qui écrirait sur le vécu des gens d’un point de vue biographique. Mais j’étais là durant l’explosion, et l’expérience du traumatisme est devenue concrète pour moi. Les gens m’ont interrogé sur mon ressenti, pas sur le contexte géopolitique. Car c’est l’expérience intime des grands événements qu’ils veulent connaître.

J’ai immédiatement arrêté d’écrire le livre que j’écrivais à l’époque et suis revenu à ce que j’avais recueilli sur cette famille. Cette micro-histoire peut nous dire des choses plus importantes sur ce qui se passait alors, au-delà de la vie des individus. C’est presque devenu viscéral pour moi, comme une guérison. Il a fallu quinze ans pour rassembler le matériel et un an seulement pour écrire le livre, à Budapest.

Le sous-titre de votre ouvrage est « Les impérialistes arabo-ottomans et la fin de l’empire ». Qu’entendez-vous par « impérialistes ottomans » dans le contexte du XIXe siècle ? L’Empire ottoman n’était-il pas déjà « impérialiste » avant ?

Quand j’évoque l’impérialisme, je parle de gens qui ont soutenu et fait partie du projet impérial ottoman. À la fin du XIXe siècle, nous sommes déjà entrés dans un monde où l’empire est en concurrence avec les puissances européennes. La logique impériale au XIXe siècle, pour l’Empire ottoman comme pour les autres puissances mondiales, est définie par des règles qui exigent la reconnaissance d’un « colonisateur supérieur » et d’un « colonisable inférieur ».

Lire aussi

Kissinger et le monde arabe : mythes et réalités

Les impérialistes ottomans croient à l’expansionnisme en Afrique, notamment dans les zones du bassin du lac Tchad et de la côte africaine de la mer Rouge. Ils croient également en un monde dans lequel une existence multiculturelle est liée aux règles impériales par opposition aux notions émergentes d’ethnonationalisme. Pour eux, il y a suffisamment d’hétérogénéité pour que chacun ait sa place, mais cela signifie aussi qu’ils combattraient tout ce qui menacerait l’expansionnisme de cette domination impériale comme venant d’Istanbul. Ils ont, par exemple, adopté la rhétorique de l’anti-arménité en raison du séparatisme supposé des Arméniens. Les Arméniens ont donc été immédiatement réduits à « l’autre ». Les Azmzade n’hésitent d’ailleurs pas à partager leurs points de vue sur eux et vont jusqu’à trouver des justifications à ce qu’ils subissent. (Les massacres hamidiens entre 1894 et 1896, NDLR).

Shafik et Sadik Azmzade ont-ils senti le vent du changement ? Envisageaient-ils alors de passer au nationalisme arabe ou syrien ?

Ce n’étaient certainement pas des nationalistes arabes. Pour eux, l’arabité pouvait être intégrée dans une citoyenneté ottomane moderne. Beaucoup d’impérialistes arabo-ottomans sont passés de la période hamidienne (1876 – 1909) à la période constitutionnelle (après la révolution des Jeunes-Turcs, de 1908 à 1929, NDLR). Ils se sont présentés aux élections législatives sous le Comité union et progrès (parti nationaliste créé à la fin du XIXe siècle et regroupant les jeunes-turcs, NDLR). Ce n’était pas des séparatistes. Ils voulaient que les Arabes, les Turcs, les Grecs et les autres peuples ottomans soient égaux dans un futur empire imaginaire qui s’imposerait après la révolution des Jeunes-Turcs. Mais en même temps, les parlementaires turcs ont commencé à défendre le fait qu’être ottoman signifie qu’il faut être turcophone et être essentiellement assimilé à ce qui deviendrait plus tard un « Turc ». Et puis la Première Guerre mondiale a eu lieu. Dans certains cas, des familles arabes appartenant à l’élite ont été chassées d’Istanbul et placées dans des maisons en Anatolie. Et il ne leur était pas permis de quitter ce territoire.

En 1928, Mustafa Kemal Atatürk remplace l’alphabet arabe par un alphabet issu du latin pour transcrire le turc. Cette révolution des signes vise aussi à « purifier » la langue des mots arabes ou perses, pour rapprocher la Turquie de l’Occident. Dans quelle mesure cela joue-t-il un rôle dans l’accès des citoyens à l’histoire ?

Cela a déconnecté les gens, parfois de leur vivant, de leur histoire. Une histoire qu’ils ne peuvent pas lire. Si vous êtes turc et que vous voulez lire quelque chose, publié avant 1928 par exemple, vous ne pourrez pas le faire directement. Le passé devient non seulement lointain, mais presque mythique, comme s’il s’agissait de la Grèce antique…

C’est dangereux, car l’histoire est alors écrite par très peu de personnes, celles qui ont eu accès à l’apprentissage du turc ottoman. Pendant très longtemps, il s’agissait de quelques Turcs de l’élite intellectuelle ou des orientalistes occidentaux qui ont fini par écrire sur l’Empire ottoman comme s’il s’agissait exclusivement d’une histoire turque. Comme si, nous autres, nous nous y trouvions par hasard.

Lire aussi

Un orphelinat et une école, une église et une mosquée... A Saïda, dans le dédale de l'héritage arménien

Cependant, la vie des personnes qui ont vécu dans l’Empire ottoman ne peut pas être réduite à cette dimension. Les réduire à des « précurseurs » du nationalisme arabe – ou des nationalismes libanais ou turc ou autre – les prive – et par extension nous prive – de notre propre histoire impériale, que cela nous plaise ou non.

J’ai aussi écrit ce livre en pensant à mes arrière-grands-parents, que j’ai pu connaître de mon vivant, mais qui, avant cela, ont aussi vécu cette transition. Ce sont des gens qui, il n’y a pas si longtemps, s’identifiaient à différents sentiments d’appartenance, à des géographies que nous refusons de reconnaître aujourd’hui. Nous ne voulons pas reconnaître à quel point les élites, des deux côtés de la frontière, étaient mélangées parce que nous voulons que le mythe identitaire dominant demeure. Et de notre côté de la frontière, cela nous permet de reproduire le mythe de nous opprimés et occupés par une puissance étrangère… et de leur côté, d’affirmer la supériorité turque. Cependant, je n’essaie pas de glorifier notre passé : il était très laid à bien des égards. Mais si nous ne nous le réapproprions pas dans son entièreté, nous ne pourrons pas avancer.

Pendant la campagne présidentielle turque, la rhétorique antisyrienne a atteint des sommets. Aujourd’hui, il est assez difficile d’imaginer un parcours semblable à celui de cette famille. Comment de nouvelles identités se sont-elles développées au XIXe siècle ?

L’« Arabe » et le « Turc » représentent mutuellement « l’autre intime ». La nécessité de créer cette séparation n’a pas commencé pendant la période républicaine, mais lors des dernières années de l’empire, lorsque les notions de « Turcs » et « non-Turcs » vont commencer à s’imposer au sein de l’élite impériale qui appartenait sinon conjointement à une classe qui la séparait du reste de la population. Cela intervient dans un contexte impérialiste mondial marqué par la ruée vers l’Afrique et par le développement de notions de supériorité blanche à laquelle l’élite ottomane s’identifie. C’est le moment qui m’intéresse vraiment. Ce moment où vous remarquez dans les actions quotidiennes comment le terme « Arap » ( arabe en turc) commence à définir l’autre racialisé. C’est pourquoi il signifie aussi « noir ». Il est bien sûr associé à l’esclavage. Et c’est une façon d’insulter les Arabes et de les renvoyer à l’altérité. Mais les personnes d’origine arabe ne l’utiliseraient pas pour dire « noir » parce qu’elles comprennent les ramifications derrière une telle utilisation et qu’elles ont aussi leur propre racisme.

Quand Sadik Azmzade va en Éthiopie, il participe à cette séparation entre « nous » et « eux », « nous » étant « blancs ». Mais quand il rentre chez lui, à Istanbul, c’est lui qui devient l’autre « racialisé ».

La relation arabo-turque, ou, disons le passé ottoman commun, a-t-elle été négligée aussi à cause de cette idée que tout commence et finit avec l’Occident ?

C’est une histoire complexe qui est abandonnée parce que les gens craignent qu’elle ne soit utilisée par des tiers à des fins géopolitiques. Je me souviens que quelqu’un est venu me voir à la fin d’une conférence et m’a dit que parler de « race » et de « racisme » sous l’Empire ottoman – en Turquie ou dans le monde arabe – donne des arguments aux sionistes ou aux orientalistes contre nous. Mais nous devrions commencer à faire de l’histoire pour nous. Je n’écris pas cette histoire pour une consommation occidentale. Je l’écris en anglais parce que c’est ma langue académique, mais le livre sera traduit en turc. Et j’espère vraiment en arabe aussi.

Dans « Losing Istanbul », vous revenez, à travers le regard des principaux protagonistes et de leurs familles, sur un sujet peu traité jusque-là : la redéfinition des identités dans un Empire ottoman en voie d’effondrement et le chamboulement que cela représente pour une partie de l’élite arabo-ottomane. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?C’est en...
commentaires (1)

Très intéressant

Eleni Caridopoulou

01 h 39, le 17 juin 2023

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • Très intéressant

    Eleni Caridopoulou

    01 h 39, le 17 juin 2023

Retour en haut