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Nos Lecteurs ont la Parole - Courrier des lecteurs

Beyrouth blues, falafel et autres histoires...

Beyrouth blues, falafel et autres histoires...

Photo Manal Salamé

« - Tu vois, Manal, je prenais mon appareil photo et photographiais ces vieilles maisons.
- C’est drôle, c’est ce que je fais aussi.
- Je me baladais dans Beyrouth.
- Ah oui ? Où ça ? »
Silence…
« - Baba, où est-ce que tu te baladais dans Beyrouth ?
- Un peu partout.
- Tu as toujours ces photos ?

- Non… J’aurais aimé. »

Le « non » fut aussi vif que le « J’aurais aimé » tendre et pudique. Ainsi, il mit fin à l’interrogatoire que je lui faisais subir depuis ce matin. Au léger tremblement dans son intonation, j’ai compris que je venais de poser la question de trop, celle qui le prit de court. L’émotion était à peine perceptible. Mais étrangement, quoiqu’elle ne m’ait jamais bercée et que nos conversations aient toujours été très laconiques, je connaissais chacune des variations de sa voix. Puis il marqua une pause. De ces silences que je soupçonne être mis en scène et dans lesquels il se réfugie chaque fois qu’il évoque toutes ces choses extraordinaires qu’il aurait pu accomplir si cette « maudite guerre » n’avait pas contrarié ses projets d’artiste. À 30 ans passés, il était enfin en âge de prendre la relève. Mais voilà, la peinture et la photographie n’auraient payé ni les fantaisies d’un père charismatique autant que paresseux ni les études d’une fratrie qu’il fallait à tout prix sauver des armes et (pire !) du communisme. Il rangera donc sagement ses pinceaux et son appareil photo, se dégotera un boulot, un vrai, et s’expatriera pour suivre la voie que l’on réserve aux aînés.

« Quand vas-tu enfin comprendre, quand ? Que je t’aime, toi.
Quand vas-tu enfin comprendre que je t’aime ?
Quand ? Quand ? Quand ? Quand vas-tu enfin comprendre, quand ?
Quand vas-tu enfin comprendre ? »

Le son chaud et lancinant d’Asmahan m’entêtait. Nous roulions depuis une heure dans une vieille Mercedes de 98. Il était fier de sa trouvaille, sans clim, comme pour tous les tacots qu’il a toujours eu le talent de dénicher – plus par principe que par souci d’économie ; d’ailleurs, c’est bien connu, « un gadget en moins, c’est moins de pannes et moins d’emmerdes ! » Même en Arabie saoudite, il avait décrété pendant plus de trente ans qu’une clim dans une voiture n’était ni nécessaire ni écolo, et que le meilleur moyen d’affronter les sièges brûlants qui nous accueillaient à la sortie de l’école était de porter des vêtements en coton.

Il avançait à quarante kilomètres par heure sur « l’autostrade » qui nous ramenait à Beyrouth. Son excès de vigilance nous attirait la colère des automobilistes, agacés et surpris de constater que les klaxons de leurs Porsche et Land Rover neuves et rutilantes n’avaient aucun effet sur lui. Ils confondaient son véhicule avec l’un de ces taxis libanais dans lesquels s’entassent et se succèdent des clients ramassés au fil de la journée. Je l’ai compris au sourire amusé qu’il esquissait en me regardant dans le rétroviseur chaque fois qu’il se faisait insulter. Ce sourire-là, aussi, je le connaissais par cœur. C’était celui du gamin sauvage ravi de son délit, et je m’en délectais d’autant plus qu’il faisait rouler les yeux de ma mère.

J’étais décidément la seule à apprécier le flegme de mon père. Sans le savoir, il prolongeait des moments dont je n’avais jamais mesuré la valeur jusqu’à ce jour. Il me permettait de les filmer sans trop me faire malmener par les crevasses qui se creusaient sur la route d’une année à l’autre et dont personne ne semblait s’inquiéter. Sur la banquette arrière, le front collé à la fenêtre, j’agrippais fermement mon smartphone pour immortaliser un trajet que je connaissais par cœur. J’étais dans un film que je déroulais dans ma tête depuis que nous avons quitté le très chic quartier de Mtayleb. Le Soleil commençait à s’éclipser et, par chance, nous avons longé le port au moment parfait. Il était aussi triste et éventré que la dernière fois que je m’y suis rendue, neuf mois après l’explosion. Comme si le temps s’était suspendu à cet endroit précis de Beyrouth. Pourtant, cette fois, j’ai eu moins de mal à l’affronter. J’avoue lui avoir même trouvé une beauté troublante. De celle que l’on accorde avec bienveillance aux choses ravagées par le temps et les drames successifs, car, du fond de leur misère, elles se dressent encore et nous rappellent que la vie continue malgré tout.

« - Qu’est-ce que tu veux manger ce soir ?
- J’ai envie de falafel. »

Je n’avais pas particulièrement faim. Disons qu’il s’agissait plutôt d’une lubie. Une de plus, parmi tant d’autres, spontanées et improbables, qui me prenaient depuis mon arrivée. Tout avait d’ailleurs commencé avec un rêve confus qui m’a poussée à réserver ce voyage en plein milieu d’une nuit. Ce soir-là, je m’étais vue assise à une table recouverte de mezzés. Aux grimaces que mes amis ne prenaient même pas la peine de dissimuler, j’ai vite réalisé que quelque chose n’allait pas. En effet, chacun des plats que j’ai soigneusement préparés aurait retourné un palais aguerri aux expérimentations culinaires les plus inavouables. Je suis loin d’être un cordon-bleu, mais mon entourage le soutiendra, je n’ai jamais raté un hommos ! Puis, en tendant l’oreille, je m’aperçus que j’étais incapable de saisir ce qui se disait autour de moi. Je ne comprenais plus l’arabe. L’alerte était donnée. Je devais retourner au Liban sans tarder pour remédier à ce début d’amnésie !

Bref, voilà que je crevais d’envie de falafel enveloppés dans un pain imbibé de tarator. Comme si mon « libanisme » dépendait entièrement d’une sauce au tahini et citron, et qu’en giclant dans ma bouche, en se diffusant dans mon corps, ce fluide raviverait mes souvenirs et redonnerait vie à une langue que j’ai délaissée en vingt ans d’exil.

À peine arrivés, nous sommes repartis, mon père et moi, arpenter les ruelles de Ras el-Nabeh. Contrairement aux artères les plus animées de Beyrouth, notre quartier était plongé dans le noir. À vrai dire, je l’ai toujours connu ainsi, des années avant cette crise. Seules les lueurs provenant des appartements et des rares dekkenés encore ouvertes à cette heure faisaient office d’éclairage. Sur les trottoirs, des chats errants chassaient leur pitance au milieu de détritus dispersés à même le sol. J’ai longtemps détesté habiter dans cette partie de la ville. Ce soir, et malgré la laideur que je lui trouvais encore, j’étais fière que mon père ait choisi de nous installer dans ce qui fut, pendant la guerre, un no man’s land traversé par la ligne de démarcation. Nous avons fini par atteindre l’autre côté de l’avenue Bechara el-

Khoury en manœuvrant entre des voitures fonçant à vive allure. À croire que les Libanais sont toujours pressés d’arriver à destination ou de vivre, tout simplement, avant que la prochaine catastrophe ne s’abatte sur eux.

Sur le chemin, nous fûmes interpellés par un jeune homme dissimulé derrière un large comptoir. Il n’en faut généralement pas plus pour inviter mon père à entamer une conversation. Comme il le fait chaque fois que nous nous baladons ensemble, il me présenta à cet inconnu en lui détaillant mon curriculum vitae depuis ma première prouesse en arts plastiques jusqu’à ma récente promotion. Le contact établi, nous avons appris à notre tour qu’il venait d’inaugurer sa gargote et que ses falafel étaient les meilleurs du quartier. Évidemment !

Sans plus tarder, il nous proposa d’y goûter et, sans attendre notre réponse, il plongea une écumoire dans une grande friteuse pour en extraire deux beignets encore fumants. Il les déposa sur le comptoir, les assaisonna d’une cuillère de tarator et d’une feuille de menthe avant de nous les tendre avec un large sourire.

Soudain, cette scène surréaliste, presque cinématographique, balaya l’obscurité, les sacs-poubelle et les mille questions qui encombraient encore mon cerveau. Plus rien n’avait d’importance hormis ce beignet qu’un étranger m’offrait. J’ai aussitôt fermé les yeux et mordu dedans. La chaleur de l’huile me brûla la langue avant que la fraîcheur de la crème et de la menthe ne la soulage. Comme mon pays le fait depuis que je l’ai quitté, il m’asséna, tour à tour, une vive douleur et une joie insensée. Il était sec, fragile, et s’effritait entre mes mains. Pourtant, je l’ai trouvé exquis.

Mon falafel englouti, j’ai porté mes doigts à ma bouche pour les lécher un à un avant de finir de les nettoyer sur mon vieux 501. Je ne me souviens plus de la dernière fois que j’ai bouclé un festin par ce geste, mais je me souviens parfaitement que, gamine, il me valait un regard réprobateur rehaussé d’une gifle pour mauvaise conduite. Cette fois, je me suis appliquée à le faire avec une insolence assumée. Je savais que je pouvais désormais le répéter autant de fois que je le voulais sans en craindre les conséquences. Cette pensée m’arracha le même sourire malicieux que j’ai surpris sur les lèvres de mon père, quelques heures auparavant, dans le rétroviseur de la voiture. J’ai alors jeté un coup d’œil en sa direction. Il éclata de rire et, à son tour, s’essuya les doigts sur son pantalon.

Certains disent posséder une mémoire culturelle presque innée. Ils soutiennent même ne pas avoir besoin d’aller à sa recherche car elle est ancrée en eux et les suit tout au long de leur vie. J’admire leur capacité à se fier à une chose aussi subjective, voire aussi traîtresse que la mémoire ;

surtout lorsque celle-ci est entretenue par le prisme de personnes étrangères ou de rituels qui perdent leur essence à travers le temps. Peut-on conceptualiser de manière durable des souvenirs, des parfums et des saveurs sans les idéaliser ni en altérer une empreinte émotionnelle que seule une expérience réelle et tangible pourrait offrir ?

Pour ma part, à défaut de pouvoir compter sur une famille, des amis ou des manuels s’accordant sur une seule histoire du Liban, j’ai dû construire ma mémoire culturelle de toutes pièces. Je l’ai bâtie sur du vécu, du palpable, des histoires que j’ai croisées et confrontées, ou encore des choix intimes, aussi insignifiants soient-ils – comme celui de ne pas altérer un nez que j’ai longtemps rejeté avant d’apprendre à l’assumer comme un héritage avec lequel nous devons composer. Et lorsque cette mémoire commence à s’éroder, je suis prise d’un besoin irrépressible de revenir sur mes pas, car je me dois de la cultiver et l’entretenir. Je la nourris alors de mana’ich et de falafel. De la voix d’Asmahan mêlée à celle de mon père. De longues balades dans des quartiers frappés par une crise et réanimés l’année suivante par une nouvelle vague dont la résilience frôle parfois l’insouciance. D’un air de Feyrouz fredonné en quittant un bar au bras d’un amant puis d’un dernier baiser furtivement déposé sur ses lèvres avant de m’engouffrer dans le premier taxi venu et de résister à la tentation de me retourner pour le voir disparaître dans les ruelles de Mar Mikhaël une dernière fois.

Paris-Beyrouth

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

« - Tu vois, Manal, je prenais mon appareil photo et photographiais ces vieilles maisons.- C’est drôle, c’est ce que je fais aussi.- Je me baladais dans Beyrouth.- Ah oui ? Où ça ? »Silence…« - Baba, où est-ce que tu te baladais dans Beyrouth ?- Un peu partout.- Tu as toujours ces photos ?- Non… J’aurais aimé. »Le « non » fut aussi vif que le « J’aurais aimé » tendre et pudique. Ainsi, il mit fin à l’interrogatoire que je lui faisais subir depuis ce matin. Au léger tremblement dans son intonation, j’ai compris que je venais de poser la question de trop, celle qui le prit de court. L’émotion était à peine perceptible. Mais étrangement, quoiqu’elle ne m’ait jamais bercée et que nos conversations aient toujours été très laconiques, je connaissais chacune des variations de sa...
commentaires (1)

Quelle belle histoire, ça me rappelle ma jeunesse, je ne suis pas jeune et ça fait bien longtemps que j’ai quitté mon pays mais j’allais passer des vacances la dernière fois c’était 2019 après il y a eu le Covid et ainsi de suite

Eleni Caridopoulou

01 h 34, le 07 juin 2023

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Commentaires (1)

  • Quelle belle histoire, ça me rappelle ma jeunesse, je ne suis pas jeune et ça fait bien longtemps que j’ai quitté mon pays mais j’allais passer des vacances la dernière fois c’était 2019 après il y a eu le Covid et ainsi de suite

    Eleni Caridopoulou

    01 h 34, le 07 juin 2023

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