En quelques années, il a changé de dimension. Le Franco-Libanais Rodolphe Saadé est devenu le « nouveau tycoon » de l’Hexagone investissant dans tous les domaines (logistique, médias, aéronautique) grâce aux profits record de CMA CGM en 2021 et 2022. Au Liban, le patron du troisième armateur mondial n’est pas en reste. CMA CGM a acquis les terminaux des ports de Beyrouth et de Tripoli, a ouvert un port sec à Taanayel, et compte présenter une nouvelle offre pour LibanPost. La holding familiale, Merit, a pour sa part racheté l’entreprise al-Rifaï. Cette montée en puissance au pays du Cèdre a alimenté les rumeurs et les spéculations dans un contexte où la France est très impliquée dans le dossier présidentiel. Dans une volonté de clarifier ses ambitions au Liban, Rodolphe Saadé a accordé un entretien exclusif à L’Orient-Le Jour. Il se livre, revient sur la polémique de LibanPost, explique sa démarche générale vis-à-vis du Liban et annonce notamment l’ouverture de la célèbre École 42 dans quelques mois à Beyrouth. Entretien.
Vous êtes à la tête de l’entreprise française ayant fait le plus de bénéfices en 2022. Au Liban, il ne se passe désormais presque pas un jour sans que l’on parle de vous ou de CMA CGM. Et pourtant, on vous connaît très peu. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Je suis assez discret, tout comme le reste de ma famille. Et les familles, en général, n’aiment pas qu’on parle trop d’elles. Aujourd’hui, la notoriété du groupe fait que je suis mis sur le devant de la scène donc je me suis adapté et je communique beaucoup plus qu’il y a quelques années. J’essaye d’expliquer la stratégie que le groupe est en train de poursuivre que ce soit au niveau mondial ou spécifiquement dans certains pays.
D’habitude, les Libanais qui réussissent dans leurs domaines d’activités tiennent à le faire savoir. Mais ce n’est pas votre cas. Pourquoi ?
Ce que mes parents nous ont inculqué, c’est d’être le plus discret possible et de montrer beaucoup d’humilité. À partir de là, j’ai tracé mon chemin et j’ai gardé ces valeurs familiales fortes basées sur le fait qu’on n’a pas besoin de se mettre en avant pour dire qu’on travaille. Le Libanais aime bien, en général, parler à haute voix en agitant les mains. Mais ce n’est pas mon style.
Quel est votre style ? Vous définiriez-vous comme un « stratège froid » qui parle peu mais pèse chacun de ses mots ?
Je ne suis pas aussi sophistiqué que cela. Je suis assez opérationnel dans ma manière de gérer. Je suis « hands on » comme on dit en anglais. Je suis souvent sur le terrain parce que le meilleur moyen de faire de la stratégie est d’écouter ce que ses clients et partenaires veulent bien dire.
Aujourd’hui la France est impliquée de près dans le dossier présidentiel libanais. Vous êtes considéré comme un proche d’Emmanuel Macron et certains accusent même Paris de définir sa politique libanaise en fonction des intérêts de CMA CGM. Que répondez-vous ?
J’apprécie le président Macron et son action. S’agissant du Liban, c’est normal que des pays amis, à l’instar de la France, essayent d’aider, de conseiller, de faire en sorte qu’une solution soit trouvée rapidement mais au final celle-ci est entre les mains des Libanais.
Vous ne vous impliquez pas dans ce dossier ? Vous n’en parlez pas avec Emmanuel Macron ?
Je ne fais pas de politique, ni au Liban ni en France. Par contre je suis très attaché à ce qui se passe dans ces deux pays. Mon souhait pour le Liban est qu’une solution soit trouvée rapidement, qu’un président soit élu, qu’un gouvernement soit formé et que le pays reparte. Après, quand et comment le pays va y arriver, ce n’est pas entre mes mains.
En février 2022 vous avez remporté la concession du terminal du port de Beyrouth. Un peu plus d’un an plus tard, quel premier bilan faites-vous de cette opération ?
Au Liban, nous sommes dans le transport maritime, dans la logistique et dans d’autres activités via la holding familiale Merit. Concernant le terminal à conteneurs du port de Beyrouth, j’ai souhaité que nous obtenions la concession à l’issue d’une procédure d’appel d’offres internationale parce que c’est important à différents titres. Premièrement, parce que je crois beaucoup au Liban. Deuxièmement, parce que la situation géographique du terminal est idéale. Et enfin parce que nos navires font escale dans ce terminal depuis des années. Or il vaut mieux faire escale dans le terminal d’un port qui est contrôlé par le groupe.
Donc vous considérez que c’est un pari réussi ?
Le terminal avait des difficultés importantes quand nous l’avons repris en main. Nous avons mis en place de nombreuses mesures pour essayer d’arriver à un résultat à l’équilibre dans les meilleurs délais. Il faut laisser du temps au temps mais je suis d’un tempérament impatient.
Dans le scénario le plus optimiste, tant sur le plan local que régional, que pourrait devenir le terminal à conteneurs de Beyrouth ?
Ce qui est important pour qu’un terminal fonctionne bien, c’est qu’il ait des clients. Aujourd’hui, malheureusement, il n’y a pas beaucoup de compagnies maritimes qui sont revenues avec leurs navires. La plupart de celles qui desservent ce marché le font en transbordement avec des petits bateaux. Nous sommes le seul groupe à envoyer des grands navires desservir leurs marchandises dans le terminal de Beyrouth. Et certains clients nous disent même qu’ils ne sont pas très à l’aise à l’idée de desservir leur marchandise au Liban.
Pour améliorer la rentabilité du terminal, nous devons attirer davantage de marchandises. Pour cela, il faut que les grandes compagnies étrangères reprennent confiance au Liban, ce qui suppose notamment une certaine stabilité politique.
Est-ce que vous avez été confronté à des problématiques politiques particulières au port de Beyrouth ?
Non. Nous n’avons pas rencontré de problématiques particulières. Il est dans l’intérêt de tous les Libanais que le terminal fonctionne car c’est le poumon d’une ville.
Parlons du dossier « LibanPost » désormais. Vous avez d’abord dit ne pas être intéressé par son acquisition avant de répondre à l’appel d’offres à la dernière minute et de l’emporter, ce qui a provoqué une vive polémique. Vous avez changé d’avis ou bien c’était une stratégie dès le départ ?
Parmi les métiers de CMA CGM figure la logistique. Et au sein de la logistique, il y a ce qu’on appelle le « last mile ». Nous avons racheté l’année dernière l’entreprise Colis Privé en France qui exerce cette activité et nous avons donc une expertise à ce niveau-là.
Ainsi, quand j’ai appris que LibanPost allait être mis sur le marché, j’étais intéressé pour deux raisons. D’une part, parce que c’est mon pays et que je souhaite l’aider, d’autre part parce que c’est une activité complémentaire aux nôtres.
Pourquoi avoir alors agi de la sorte ?
Quand je rentre dans un projet, je souhaite que tout le monde soit à l’aise avec le fait que nous soyons là. Or le pays passe par une période compliquée, et j’ai eu l’impression qu’à un moment donné, ce que voulait faire le ministère des Télécoms avec LibanPost n’était pas très clair. C’est pour cela qu’au départ, je ne me suis pas positionné sur le dossier. Mais ensuite, en approfondissant la question, nous nous sommes dit qu’il fallait faire une offre et nous avons remporté le contrat.
Ce résultat a finalement été annulé deux semaines plus tard par le ministre des Télécoms, qui a décidé de suivre l’avis défavorable rendu par l’Autorité des marchés publics sur l’offre présentée. Un nouvel appel d’offres va être lancé. Êtes vous toujours intéressé ?
Oui, je vais candidater à nouveau parce que je trouve que c’est un projet intéressant et je pense que l’Etat n’a pas vocation à gérer LibanPost. Je ne m’interdis toutefois pas de répondre à l’appel d’offres avec un partenaire. Et après, que le meilleur gagne !
Pourquoi investissez-vous autant dans un pays qui ressemble au Titanic depuis bientôt quatre ans ? Est-ce un choix rationnel ou sentimental ?
Je ne fais pas de philanthropie. Tout ce que je fais au Liban est dans le cœur des métiers de CMA CGM. Nous n’avons pas acquis le terminal de Beyrouth par amour pour les grues. De la même façon, obtenir le terminal de Tripoli, c’est-à-dire avoir un accès maritime à quelques kilomètres de la Syrie, c’est stratégique pour nous.
Vous faites un pari sur le Liban ?
Non je ne fais pas de pari sur le Liban. Je suis libanais.
Mais beaucoup de Libanais ne croient plus qu’il est encore possible de faire quelque chose dans ce pays
Je les comprends parce que parfois je me dis la même chose. Quand je vois que les choses n’avancent pas, je me demande si ça vaut la peine de faire tout cela au Liban. Mais ça dure quelques secondes et ensuite je repars de plus belle.
Pourquoi ? Dans un entretien au Monde, l’année dernière, vous disiez faire tout cela à Beyrouth aussi « pour votre père »...
C’est vrai qu’il y a certaines choses que je fais au Liban pour mon père. Le terminal de Beyrouth, par exemple. C’était important pour lui et cela n’a pas marché (En 2004, CMA CGM avait déposé une offre mais n’avait pas obtenu le contrat, NDLR). Et cette fois, nous avons réussi à ramener le trophée à la maison. Cela a une valeur sentimentale pour nous, c’est un joli clin d’œil.
Mais nos investissements au Liban se font avant tout dans une logique de business. Nous pensons que le Liban a un potentiel, avec une main-d’œuvre qualifiée et bon marché. J’aimerais que d’autres entrepreneurs libanais qui sont à l’étranger aient la même réflexion que moi.
Le rachat de la société Rifaï par Merit en 2021 s’inscrit-il dans la même logique ?
Dans le cas de Rifaï, la logique est beaucoup plus gourmande parce que nous sommes tous des grands consommateurs de ce produit dans la famille. C’était un investissement coup de cœur qui est devenu un investissement business. Aujourd’hui, nous avons sept boutiques au Liban, une à Paris et une autre en préparation. Et nous envisageons d’ouvrir une boutique à Londres ou ailleurs dans le monde.
Dans le cadre de notre activité de diversification, je souhaite avoir une division « food and beverages ». Il y a Rifaï, mais il y a aussi son fournisseur en chocolat qui s’appelle Souchet et nous regardons d’autres investissements possibles pour essayer d’aider tous les produits du terroir libanais
Par exemple ? Quels autres produits aimez-vous consommer dans la famille ?
Nous consommons beaucoup de choses donc nous devons faire attention à ne pas investir dans tout ce que nous consommons sinon ça nous coûterait trop cher !
En 2020 vous avez lancé « The Hub », un centre à Beyrouth consacré au développement numérique. Comment le projet se porte-t-il ?
CMA CGM est très impliquée dans tout ce qui est digital. Nous développons des applications pour nos clients pour le shipping et il fallait trouver un endroit dans le monde où nous pouvions effectuer ces développements. Nous avons commencé par recruter quelques personnes et aujourd’hui 160 jeunes travaillent dans le Hub, notamment sur l’intelligence artificielle.
À ce sujet, j’aimerais faire une annonce : dans quelques mois l’École 42 (une école de codage informatique créée par Xavier Niel, NDLR) ouvrira à Beyrouth ! Après en avoir discuté avec Xavier Niel, nous avons convenu qu’il fallait que l’école ouvre ses portes au Liban. Elle permettra de former 150 étudiants par an qui auront un diplôme français. La scolarité sera gratuite. Cela montre que l’on continue de croire dans ce pays et dans sa jeunesse. Il n’y a rien de pire que de voir le pays se vider de sa jeunesse.
Cela dit, ce qui me fait plaisir, c’est que certains des jeunes qui ont quitté récemment le Liban sont en train de revenir. C’est à nous, alors, de leur offrir des solutions intelligentes pour qu’ils restent.
Vous avez 2 000 employés au Liban, est-ce que vous continuez de recruter ?
Nous continuons de recruter dans tous nos métiers et nous devrions terminer l’année avec 2 500 employés, ce qui fera de nous le plus grand employeur du pays.
Par ailleurs, la Fondation CMA CGM est très présente dans le domaine de l’éducation et de l’humanitaire.
Vous avez beaucoup investi dans les médias français récemment, comptez-vous le faire aussi au Liban ?
Pourquoi pas ? S’il y a des opportunités nous les regarderons.
Et la MEA (CMA CGM détient 9 % d’Air France depuis 2022 NDLR) ?
J’ai déjà beaucoup à faire.
Cela veut dire pas maintenant, ou bien jamais ?
Ce que je dis c’est que le pays doit réaliser beaucoup de choses pour rassurer les investisseurs. Même moi, libanais, j’ai besoin d’être rassuré sur la stabilité du Liban.
Merci pour cet article. Voilà une façon pour combattre les obscurantistes guerriers qui se croient les maîtres du jeu dans notre pays parce qu’ils ont réussi à le dépouiller pour humilier sa population et l’asservir pour qu’elle soit à leur merci. Mille mercis pour la famille Saadé qui vient au secours de ses racines. C’est uniquement avec des gens comme eux que le Liban peut crier sa fierté au monde, d’être libanais. Cela nous change de la racaille qui a pris possession de notre pays et qui a terni son image dans le monde. Un grand OUF de soulagement et beaucoup de fierté. Merci.
11 h 03, le 16 mars 2024