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Bernard Schlink à la recherche de la petite fille perdue

Bernard Schlink à la recherche de la petite fille perdue

D.R.

Il est des romans que l’on ne souhaite pas voir se terminer. Il arrive même parfois qu’une petite voix vous murmure à l’oreille : pas tout de suite, pas encore, allez encore quelques dizaines de pages. C’est souvent parce que l’auteur a atteint un équilibre subtil sur le fil du suspense. Pas trop puissant, sinon on se hâte vers la fin du livre comme s’il s’agissait d’un thriller. Mais suffisant quand même pour que l’histoire reste passionnante de bout en bout. Bernard Schlink a écrit nombre de polars, en particulier Brouillard sur Manheim ou Un hiver à Manheim (tous deux disponibles en collection Folio). Il sait donc le manier à bon escient dans un genre qui ne relève pas de littérature noire, tout en s’en approchant parfois. Dans La Petite Fille, la distillation du suspense est parfaite.

Avec Le Liseur, best-seller mondial, adapté au cinéma par Stephen Daldry, l’auteur revisitait l’Allemagne post-nazie et fouillait les archives de sa culpabilité. Avec La Petite Fille, il s’intéresse à ce que fut la RDA pendant cet hiver noir qui paraissait sans fin et s’acheva pourtant par la réunification des deux Allemagnes au seuil des années 1990.

Cette réunification ne fut pas toujours une bénédiction pour les Allemands de l’Est qui n’avaient pas été préparés à encaisser le choc qu’elle a constitué. La liberté était revenue, certes, mais elle avait pour eux un goût bien amer. Du jour au lendemain, leur savoir-faire devînt inopérant. La production s’effondra. Les usines fermèrent les unes après les autres, ruinant des régions entières. Le communisme avait tout écrasé sous le poids de sa bureaucratie ubuesque et sa violence politique. Le capitalisme malmenait à présent tous ceux qui ne pouvaient s’adapter au nouvel ordre économique : « La RDA ne deviendra jamais le pays dont on rêvait. Elle n’existe plus. Ceux qui sont restés ne peuvent plus se réjouir. Ceux qui sont partis ne peuvent pas y revenir ; leur exil est sans fin. D’où le vide. Le pays et le rêve sont perdus irrémédiablement », dit l’un des personnages du roman.

Ils ne sont pas seulement en panne d’avenir et de rêves ces déclassés. Ils sont aussi humiliés. Même leur passé, ils le cachent. « Nous autres, Allemands de l’Est, quand nous sommes au milieu d’Allemands de l’Ouest, nous préférons laisser derrière nous tout ce qui vient de l’Est. C’était valable à l’époque comme ça l’est aujourd’hui. » Nombre d’entre eux se laissent alors abuser par d’autres mirages, ceux de l’extrême-droite nationaliste, voire néo-nazie, et sa nostalgie de la grande Allemagne.

Birgit n’a pas connu cette Allemagne-là. Toute jeune fille, elle s’est enfuie de RDA en 1965 pour vivre une nouvelle vie à l’Ouest et rejoindre son amoureux. Mais elle laisse derrière elle un terrible et douloureux secret : Svenja, une petite fille qu’elle a eue d’un petit chef communiste et abandonnée à sa naissance. Ce traumatisme, elle ne l’avouera jamais. Mais il pèsera lourdement sur sa vie. Et son mari Kaspar ne le découvrira qu’à sa mort, bien des années plus tard. Peut-être parce que le couple n’a pas eu d’enfant et qu’il veut respecter la dernière volonté de sa femme adorée qui était de retrouver sa fille, il quitte alors sa librairie de Berlin pour partir à sa recherche.

Commence un périple dans le temps et l’espace, à travers cette partie de l’Allemagne dont il ignore tout. Il y découvre ces villages où se sont installées des communautés ultra-nationalistes qui vivent en circuit fermé. C’est dans l’un d’eux qu’il va retrouver Svenja. Abandonnée, humiliée par ses parents adoptifs, soumise à l’adolescence aux terribles « camps de redressement » de la RDA où l’on cherche à briser les âmes en maltraitant les corps, celle-ci est allée de révolte en révolte et a fini par épouser un néo-nazi, dont elle a eu une fille, Sigrun, élevée dans cette doctrine.

C’est alors le temps des interrogations : comment être le grand-père, fut-ce par alliance, d’une gamine adorable et intelligente, mais qui a dans sa chambre les portraits de Rudolph Hess, le « dauphin d’Hitler », et d’Irma Grese, surnommée « la hyène d’Auschwitz » pour sa cruauté envers les prisonniers et pendue par les Anglais ? Comment l’amour peut-il transcender le climat complotiste et traverser le brouillard de haine qui enveloppe Sigrun ? Comment faire pour que l’enfant, si prometteuse mais déjà si soumise aux idées de ses parents, puisse profiter de son immense culture, de son goût pour les livres et la musique, seuls chemins qui pourraient la sauver d’un désastre intellectuel et moral ?

Choc des générations, choc des idéologies, choc des savoirs et choc aussi de l’amour entre un grand-père endeuillé et une petite fille endoctrinée, chacun ayant besoin de l’autre plus qu’il ne veut l’admettre.

Toute la matière pour un excellent livre est dans ces interrogations et ces confrontations. En même temps, l’auteur ne donne à personne des coups de règle morale sur les doigts. Tout y est décrit avec précision et sans prêchi-prêcha. C’est ce qui fait aussi un grand roman.

La Petite Fille de Bernard Schlink, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 2023, 352 p.

Il est des romans que l’on ne souhaite pas voir se terminer. Il arrive même parfois qu’une petite voix vous murmure à l’oreille : pas tout de suite, pas encore, allez encore quelques dizaines de pages. C’est souvent parce que l’auteur a atteint un équilibre subtil sur le fil du suspense. Pas trop puissant, sinon on se hâte vers la fin du livre comme s’il s’agissait d’un...

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