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Moyen-Orient - Reportage

La plaie des familles de disparus syriens rouverte par la normalisation

Des milliers de Syriens continuent de souffrir de l’absence de leurs proches disparus ou emprisonnés. Un procès ouvert aux États-Unis par un ancien détenu leur offre une rare occasion de revendiquer leurs droits, à rebours de la réhabilitation régionale en cours du régime de Bachar el-Assad.

La plaie des familles de disparus syriens rouverte par la normalisation

Une personne brandit la photo d’un disparu syrien lors d’une manifestation dans la capitale allemande, Berlin, le 7 mai 2022. Photo d’archives AFP

Derrière une station d’essence du plateau montagneux de la Békaa (est du Liban) se terre un improbable écrin de verdure où cinq femmes syriennes refont le monde autour d’un café noir et de maamouls. À leur côté, des enfants courent après un chat sur le gazon, au pied du centre Bouzrat kheir (graine de bonheur), une bâtisse en pierre qu’elles ont érigée il y a six mois pour soutenir la santé mentale des enfants syriens de parents disparus. Un lieu de répit pour ces mineurs dont elles partagent la douleur, en tant qu’épouses, que filles ou sœurs de Syriens ayant disparu du jour au lendemain. 

Hala, l’une d’elles, résume le sentiment d’amertume que les proches de disparus éprouvent au quotidien : « C’est comme, si tous les jours, on remplissait une assiette de sel et que tu devais la manger. » Plus de 100 000 personnes ont été victimes de disparition forcée ou de détention arbitraire depuis le début du conflit syrien en 2011, selon l’ONU. Si toutes les parties ont eu recours à cette pratique constituant depuis 2006 un crime contre l’humanité, l’écrasante majorité des victimes ont été détenues par les nombreuses branches des services de renseignements du régime syrien, dont la cruauté des pratiques de torture a été avérée par de nombreux rapports d’organisations des droits humains.

Selon le Réseau syrien des droits humains (SNHR), 15 272 personnes ont succombé à la torture dans les centres de détention syriens depuis 2011. Mais parfois, certains en réchappent, redonnant un maigre espoir aux familles de disparus que leur proche est peut-être encore en vie.

Wafa Mustafa tient la photo de son père disparu, parmi des portraits de Syriens victimes de disparition forcée. Photo d’archives AFP

« Souffrances sous-estimées, voire ignorées »

Obada Mzaik avait 22 ans en 2012 quand il a été arrêté et torturé par la branche des services de renseignements de l’armée de l’air à Mazzé (quartier de Damas), réputée pour être l’une des plus brutales. Le 12 avril, une plainte au nom de ce Syro-Américain a été déposée devant la justice fédérale américaine contre le gouvernement syrien par le Center for Justice & Accountability (CJA) et Freshfields Bruckhaus Deringer LLP (Freshfields). Un procès que ce survivant intente « au nom des nombreux Syriens torturés en détention n’ayant pas l’opportunité de demander justice », a-t-il déclaré.

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À l’occasion de l’ouverture de ce procès, une campagne intitulée « Free Syria’s Disappeared » (« Libérez les disparus de Syrie ») a été lancée par d’anciens détenus et des organisations de familles de disparus. Wafa Mustafa, dont le père a été enlevé en 2013 et qui combat inlassablement pour le retrouver, considère ce procès comme « une opportunité de rappeler que le crime de disparition forcée n’appartient pas au passé : c’est un crime continu et si la communauté internationale fait pression sur le régime, beaucoup de gens peuvent encore être sauvés ». Le 28 mars dernier, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a appelé à la création d’une nouvelle institution internationale en charge de la question des disparus syriens, évoquant une « obligation morale pour apaiser la détresse » des familles.Mais à l’heure où de nombreux pays arabes, tels que l’Arabie saoudite, reprennent langue avec le régime de Damas dans le sillage du séisme meurtrier du 6 février, la question de la justice transitionnelle et le dossier des disparus semblent avoir été relégués en bas de la liste de leurs priorités, loin derrière la question du retour des réfugiés et de la lutte contre le trafic de captagon. Wafa Mustafa est très critique envers ce qu’elle considère comme « une initiative collective pour tuer les Syriens encore en vie » : « La normalisation en cours avec le régime ignore les crimes subis par les Syriens. Les pays arabes font comme si la Syrie n’était pas encore dirigée par un dictateur ayant tué un demi-million de ses citoyens », dénonce-t-elle. Pour elle, un verdict contre le régime venant d’un tribunal fédéral américain « servirait de signal d’alarme pour freiner la normalisation en cours ainsi que le renvoi des réfugiés vers la Syrie ». 

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L’idée de cette campagne est née dans le sillage du procès de Coblence en Allemagne, qui a pour la première fois reconnu un ex-officier syrien, Anouar Raslan, coupable de crime contre l’humanité pour la torture et le meurtre de milliers de Syriens, lors d’un verdict historique le 13 janvier 2022. « Les familles ont été tenues éloignées de ce procès, l’un des rares événements ayant pourtant replacé leur cause au cœur de l’attention médiatique. Alors cette fois, nous avons fait en sorte d’être au cœur de l’événement, car les souffrances que nous subissons au quotidien sont trop souvent sous-estimées, voire ignorées », se désole Wafa Mustafa.

Double peine

Après avoir vu son mari se faire enlever devant ses yeux un matin de 2018, Amal a bien failli se laisser noyer dans cette souffrance. « J’ai fait une dépression pendant un an. J’ai même songé à en finir quand je n’ai pas réussi à vendre sa voiture pour pouvoir fuir avec mes enfants, mais un homme a finalement accepté de l’acheter au rabais », déclare la jeune femme depuis la Békaa. Les personnes disparues demeurent inscrites sur les registres de l’État, empêchant ainsi leurs proches de réaliser des démarches légales, comme la vente d’un bien ou le divorce, ce qui paralyse d’autant plus leur existence.Le mari de Hala, un poète de Zabadani qui dénonçait les injustices en tout genre dans de longues soirées de zajal, a été enlevé en 2015 par des hommes en uniforme au visage encagoulé, huit mois après avoir pourtant signé un accord de réconciliation avec le régime syrien censé faire office d’amnistie. Huit ans après, l’absence de l’être cher demeure une plaie non cicatrisée : « Quand tu cuisines un plat qu’il aimait, tu penses à lui ; quand quelqu’un prononce son prénom, tu te retournes. Et avant de te coucher, tu aimerais qu’il soit avec toi », énumère-t-elle.À ces affres émotionnelles s’ajoute une grande précarité économique pour ces femmes ayant dû devenir chefs de ménage du jour au lendemain pour assurer un avenir à leurs enfants. Sans compter une affliction plus insidieuse, venant d’une société syrienne plus que jamais repliée sur elle-même en raison de la guerre. Oum Amr raconte que sa belle-sœur en a payé les frais : « Elle a été enlevée avec mon frère en 2018, laissant quatre enfants derrière eux. Leur nouveau-né âgé de neuf mois est mort 20 jours après. J’ai fait venir les trois autres avec moi au Liban. En mai 2022, elle a fait partie des centaines de détenus libérés lors d’une amnistie. J’ai donc renvoyé ses enfants en Syrie, espérant qu’elle pourrait enfin vivre avec eux. Mais sa famille en a décidé autrement : ils ont refusé qu’elle les garde en raison de la honte d’avoir été emprisonnée. » De nombreuses détenues ayant été victimes de violences sexuelles, elles subissent souvent une double peine une fois libérées, rejetées par leur entourage.

Un manifestant place des portraits de Syriens victimes de disparition forcée lors d’une manifestation dans la capitale allemande, Berlin, le 7 mai 2022. Photo d’archives AFP

« On espère qu’il est mort »

Depuis leur abri précaire de la Békaa, les femmes de disparus voient d’un très mauvais œil le rapprochement diplomatique en cours entre le régime syrien et les anciens parrains de l’opposition, comme l’Arabie saoudite et la Turquie : « Ils font comme s’il ne s’était rien passé ! » s’écrie Oum Amr. Un déni qui corrobore celui qui s’impose déjà à l’intérieur de la Syrie, selon elle : « Ici, on peut parler de disparition forcée, mais en Syrie, les mots “disparus” ou “détenus” sont interdits : après avoir libéré quelques centaines de personnes en mai 2022, le régime considère qu’il n’y a plus de prisonniers politiques dans ses geôles. » Pire, de nombreuses femmes ont reçu des actes de décès en lieu et place de la dépouille mortelle de leurs proches. « Sur quelle base ? Donnez-nous un cadavre, des os pour prouver qu’il est mort et nous permettre de faire notre deuil ! Sur ces formulaires, les autorités ont écrit la même date, la même heure et la même cause de décès – crise cardiaque – pour toutes les personnes disparues ! » s’indigne Hala. Si elles se félicitent qu’un procès s’ouvre aux États-Unis contre le gouvernement syrien, depuis le Liban, ces réfugiées craignent aussi les récits de torture que celui-ci va inévitablement charrier : « Quand un détenu est libéré et qu’il raconte le genre de sévices qu’il a subis, on a soudain peur que nos proches aient subi les mêmes horreurs », avoue Amal. À ses côtés, Siwar el-Assal, dont le neveu a été enlevé en 2012 à l’âge de 19 ans tandis qu’il était dans l’armée, va plus loin : « Parfois, on espère qu’il est mort et qu’il est entre les mains de Dieu plutôt que celles des bourreaux. »

Derrière une station d’essence du plateau montagneux de la Békaa (est du Liban) se terre un improbable écrin de verdure où cinq femmes syriennes refont le monde autour d’un café noir et de maamouls. À leur côté, des enfants courent après un chat sur le gazon, au pied du centre Bouzrat kheir (graine de bonheur), une bâtisse en pierre qu’elles ont érigée il y a six mois...

commentaires (6)

Tout a fait Chucri et Marie Claude. Qu’en est-il de nos milliers de compatriotes disparus pendant la guerre civile? Est-ce que je me trompe ou bien notre ex president Aoun avait bien promis d'éclaircir la situation la-dessus? Ou en sommes-nous? Du coup toute l’attention se porte sur les disparus syriens…!

CW

14 h 52, le 02 mai 2023

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Commentaires (6)

  • Tout a fait Chucri et Marie Claude. Qu’en est-il de nos milliers de compatriotes disparus pendant la guerre civile? Est-ce que je me trompe ou bien notre ex president Aoun avait bien promis d'éclaircir la situation la-dessus? Ou en sommes-nous? Du coup toute l’attention se porte sur les disparus syriens…!

    CW

    14 h 52, le 02 mai 2023

  • Et tous les Libanais victimes des Syriens ou de leurs complices depuis 47 ans . Les Syriens de l'époque ne se sont dressés contre leur Maître .

    Yves Gautron

    21 h 07, le 01 mai 2023

  • - LES LEURS QU,ILS CHERCHENT DANS LES TROUS OU A MAZZE. - MAIS NOS SOLDATS TRAHIS PAR NOTRE PYJAMISTE, - ET NOS GENS ENLEVES , TUES OU A MAZZE, - IL N,A POINT OUVERT LA BOUCHE LE PYJAMISTE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 04, le 30 avril 2023

  • très bien dit, Chucri! shou, OLJ?? Vous nous énervez avec ces sujets "syriens". Rien d autres a dire? Peut être un article de rappel : sur " OU SONT NOS 17.000 JEUNES HOMMES LIBANAIS portés disparus dans les Geôles syriennes /chapitre de la guerre 1975-1990 au Liban? " !

    Marie Claude

    09 h 18, le 30 avril 2023

  • Charité bien ordonnée commence par soi-même ! Basta ! Les libanais n'en peuvent plus d'ètre altruistes à ce point , ou plutôt que les occidentaux leur demandent de continuer à être aussi naivement altruistes ! Les libanais suffoquent ! Trop c'est trop ! ëpargnez nous encore ces discours d'apitoiement sur les syriens , et apitoyez-vous sur notre sort !

    Chucri Abboud

    14 h 55, le 29 avril 2023

  • Il est simplement regrettable pour toutes ces personnes d'intenter un procès, pour "disparition inquiétante" de leurs proches à partir de la Bekaa, territoire isolé qui ne pourrait servir de caisse de résonance.. il faut porter le sujet sur la place même du problème, en syrie, les familles Libanaises qui ont subit ce phénomène connaissent bien ce problème... Nous voudrions bien compatir mais à distance.

    C…

    07 h 47, le 29 avril 2023

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