
Fayrouz à Bercy pour un concert unique, le 16 octobre 1988. Photos d’archives L’OLJ
Si les langues étaient des continents, les mers et les océans seraient la voix.
Il existe une voix océanique dont on connaît le commencement. Elle va s’amplifiant de plus en plus vite, se prolongeant en nous, sans qu’on se rende compte de ses limites au plus profond de nous-même... Elle ne s’écoute qu’ainsi. Quand le chant commence, un passage secret est creusé entre lui et l’auditeur. Tous les deux ensemble dans le cocon de l’écoute. Deux fœtus naissant au moment où la chanson éclôt. Il n’y a ni temps ni espace pour ce nouveau-né, dont seul le cordon ombilical est visible…
C’est la voix de Fayrouz…
Les voix ressemblent à des rivières. Certaines prennent naissance dans les montagnes, d’autres dans les lacs, ou elles prennent leur point de départ dans les forêts et les prairies. Toutefois, il y a une voix qui émane assurément des montagnes. C’est pourquoi elle nous mène vers les hauteurs et nous élève au-dessus des surfaces basses. Elle n’est guère faite pour les sous-sols, les tranchées, les bunkers. Une voix qui ne connaît pas la rupture, la démolition, la destruction, la frustration, une voix qui répare, apaise, essuie la sueur des fronts et sèche les larmes.
Parfois une voix vous mène par la main, vous interroge en entamant un dialogue vertical qui pénètre la surface du présent, vous arrache à vos préoccupations quotidiennes, aux écueils de votre profession et aux soucis qui s’amoncellent inconsidérément sans que vous vous rendiez compte de leur ampleur et de leur lourdeur jusqu’à ce qu’un cri qui vous est destiné secoue la poussière qui s’est accumulée sur vous depuis longtemps sans que vous le sachiez. Ainsi, les journées peuvent être baignées par la voix.
Pourquoi on ferme les yeux pour mieux écouter certaines voix ? Car alors la voix brille comme une planète flottant dans le tropique de l’être, lorsque nos yeux sont ouverts, nous voyons devant nous les bords de la planète sur laquelle nous vivons, un mélange, une imbrication, un enchevêtrement, et parfois une collision. Et on préfère ne voir que la voix qui s’est manifestée comme une planète... être le lieu où l’on habite, en elle, même pour quelques minutes. C’est ainsi que s’incarne la voix de Fayrouz.
Dans la physique de la voix, l’étendue se situe dans le moi et dans le temps comme signe distinctif et comme indicateur de la forme et de la profondeur de la présence.
Dans l’ego, nous savons, comme cela est évident chez les chanteurs d’opéra, que la voix s’étend jusqu’au point le plus profond de l’équilibre de l’être, comme si elle était la corde cachée à laquelle nous nous accrochons dans l’espace de l’âme. Les extensions des voix entre les individus varient avec les degrés et les étendues des profondeurs des âmes parmi les gens.
Dans le temps aussi, apparaît l’écart de l’extension de la voix, car il y a des voix qui viennent du présent, des voix présentes qui ne sont pas influencées par les ombres du temps ni par ses images et ses fluctuations. Ce sont pour la plupart des voix horizontales qui courent derrière le mouvement de la permanence. Elles sont entraînées par les événements, et non l’inverse. Cependant, d’autres voix viennent du fond du temps, tirant le passé avec des cordes comme un vieux char. Les voix mélangent les temps et camouflent les formes par leur présence et par leur sens. Elles font pencher la balance, vous montrant le passé comme s’il est présent et le présent comme s’il est un passé. Elles peuvent aussi jouer avec les dimensions et confondre la géographie.
On dit aussi que sa voix est matinale et non nocturne. Je ne sais pas moi qui l’écoute tout le temps. Peut-être qu’il y a quelque chose d’important dans un tel dicton, car il existe des voix qui sont plus proches de l’éveil, de la résurrection et de la naissance.
Est-ce un cri de naissance qui ne s’est pas encore tari, résonnant sur ses lèvres, et en ce sens elle renaît à chaque chanson... Oui, je le croirai chaque fois que j’écouterai.
Je l’ai entendue pour la première fois lorsque j’étais adolescent, je l’ai aimée et je l’écoute encore aujourd’hui, un demi-siècle plus tard. Je ne sais si mon amour pour sa voix a subi quelque changement depuis cette époque ancienne, mais je peux affirmer, moi qui ne suis plus ce jeune homme, que sa voix suscite en moi le même tremblement et traverse mon corps avec le même frisson.
Est-ce une voix qui transcende le temps, une voix qui ramène l’être à sa mémoire embryonnaire, s’y accroche et ne la quitte jamais, ou cela revient à sa capacité à vêtir l’âme d’un habit métaphysique en tout lieu et en tout temps ?
Il arrive aussi que la voix exprime tout le sens ou sa racine. Cela traverse toutes les langues, c’est-à-dire le signifiant et le signifié, sans nul besoin de traduction, ni d’explications, ni de signes et d’indices linguistiques... Je connais des Français, des Américains, des Européens et des Africains qui ne connaissent pas un mot de la langue arabe, mais quand ils entendent ses chansons, ils disent : on peut presque comprendre le sens, sans aucun recours à la traduction...
Il y a aussi une voix accomplie. Vous connaissez ses limites et ses connotations quand vous l’entendez, mais il y en a une autre qui essaie, suggère ou opère des ajouts. C’est pour cela qu’il est donc difficile de dessiner une carte pour cette voix, de connaître où elle veut arriver. Il faut juste vous en remettre aveuglément à elle pour vous conduire sans canne. Elle est votre canne sur laquelle vous vous appuyez et elle est le chemin.
Une voix jaillissant du souffle des hautes montagnes pour s’adjoindre à son esprit oriental. Une voix orientale par excellence. Je ne connais pas de chanteuse occidentale qui porte dans sa voix autant de nostalgie, de chagrin, de soif, de feu et de lever de soleil. C’est l’Orient déclamé haut et fort. Oui, c’est une chanteuse orientale avec le ton de sa voix, avec le degré de son rayonnement et avec les orbites de la nostalgie qu’elle parcourt et nous emmène. Oui, je sens dans sa voix la fraîcheur des premiers instants de l’aube, la brûlure du soleil diurne et le frisson de la nuit solitaire.
Ce n’est pas la langue qui limite la voix ni les histoires ou les poèmes, mais plutôt sa capacité à mêler la géographie de l’Orient à son passé et à jouer avec son présent. Personne ne sait comment la source chaude se transforme en lave volcanique dans la voix.
Pourquoi la nostalgie dans ses chansons prévaut-elle sur toutes les autres significations, même s’il n’y a aucun signe qui l’indique dans les paroles ?
C’est le passé qui est la source la plus profonde d’où jaillit la voix. Ici, elle puise forcément un torrent de signaux, de réverbérations et d’indices liés à un temps qui s’est enfermé mais n’a pas disparu, un temps qui reste diffus au regard des râles et des soupirs qui peuplent les chansons, et pour cette raison le passé devient un phénix dans sa voix.
Parmi les chants et les inscriptions sacrés ishtariens, des chercheurs ont trouvé une étrange inscription datant de 2500 avant J.-C. : « Les chants des dieux plus majestueux que les dieux. »
Pendant près de cinq mille ans, les chants ont été si sacrés qu’ils sont plus grands que les divinités pour lesquelles ils ont été créés.
Aujourd’hui, si nous voulons jeter un œil via cette vision babylonienne sur notre présent, qui bourdonne de toutes sortes de chants et de musiques, pour chercher une voix qui équivaut à une telle sainteté, nous trouverons certainement la voix de Fayrouz.
Une voix qui essuie le vitrail du jour avec le souffle des esprits et la nostalgie des corps expulsés de l’univers. Une voix qui est un arbrisseau montant par-dessus du sable un souhait à peine exaucé, trop tard. Une voix qui se répercute partout afin de combler la place de l’instant. Une voix « qui, comme des oiseaux, m’a dit des choses que je ne savais pas », une voix qui répare je ne sais quelle fissure. Sa voix elle seule peut disperser le lieu, l’exclure et l’exiler en moi.
Poète et conseiller du président de l’Institut du monde arabe
Traduit de l’arabe par M’barek HOUSNI.
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