Combien de réalités différentes peut supporter un territoire qui fait la taille d’un département français avant de commencer à se craqueler ? C’est malheureusement la question que nous devons tous nous poser à l’issue d’une séquence aussi terriblement absurde que profondément alarmante.
Pendant au moins 48 heures, nous, Libanais, avons accepté de vivre sur deux fuseaux horaires différents en fonction de notre travail, de notre communauté ou de notre région. Nous avons accepté que même l’heure, probablement la chose la plus neutre qui soit, devienne un facteur de division. Comment avons-nous pu en arriver là ? Et qu’est-ce que cela dit de nous et de ce qui nous lie encore les uns aux autres dans ce pays ?
De cette affaire, nous pouvons retenir au moins trois leçons. La première, et il n’y a là rien de nouveau, c’est que nous sommes gouvernés par des irresponsables.
Vouloir conserver le même fuseau horaire pendant toute l’année est tout à fait défendable. La grande majorité des pays de la région le font déjà. Mais cela suppose, en amont, d’anticiper au minimum les conséquences techniques de ce type de décision dans un monde hyperconnecté.
Nagib Mikati et Nabih Berry n’en ont cure. Ils ont abordé le sujet comme ils abordent les négociations avec le FMI, la double explosion au port ou l’exode des Libanais les plus qualifiés : avec une nonchalance insultante, avec une médiocrité crasse et sans la moindre once de hauteur et de respect pour leur fonction et ceux qu’ils représentent.
Nous avons les dirigeants que nous méritons, dit-on. La réaction d’une partie du pays au « Mikati-Berry-Time » semble le confirmer. C’est la deuxième leçon de ce grotesque spectacle : au lieu de nous rassembler, il a eu pour principal effet de mettre le doigt sur nos plaies.
En quelques heures, la polémique s’est transformée en conflit identitaire. L’heure est devenue chrétienne ou musulmane. Et le pire du Liban, celui que l’on fait parfois semblant de cacher sous un vernis de « coexistence » et de « pays message », est réapparu.
Les chrétiens ont crié au loup. Alors les musulmans ont fait de la surenchère. Les premiers en ont fait une question existentielle. Alors les seconds en ont fait une question d’honneur.
Sur ces braises incandescentes sont venus souffler tous les populistes et tous les « identitaristes » qui rêvent de diviser le pays en mini-cantons sur des bases religieuses. Ce sont eux, et seulement eux, les grands gagnants de cette énième tragi-comédie à la libanaise.
On en vient à la troisième leçon, probablement la plus importante. Cette séquence a confirmé à quel point le Liban est devenu un multivers, ce terme scientifique repris dans l’univers Marvel, qui désigne un ensemble de dimensions et de réalités parallèles existantes.
Nous sommes en train d’accepter de vivre dans des réalités parallèles que plus grand-chose ou presque ne relie. Comment convaincre en effet une personne qui touche encore son salaire en livres, et qui se demande quotidiennement comment elle va survivre, qu’elle vit dans le même pays qu’un dollarisé qui paie en un repas ce que l’autre gagne en un mois ? Comment un si petit pays peut-il vivre avec autant de pauvres, autant de réfugiés et autant de monde dans les restaurants et sur les pistes de ski?
Nous avons plusieurs taux de change, plusieurs monnaies, plusieurs fuseaux horaires, plusieurs rapports à notre libanité, à l’Occident, au monde arabe et à l’Iran. Cela fait beaucoup. Beaucoup trop. Et si nous ne construisons pas au plus vite un projet commun, ces univers parallèles, au lieu de coexister, finiront par se fracasser les uns contre les autres. Et le Liban de se morceler ou de disparaître. L’heure est grave.
Combien de réalités différentes peut supporter un territoire qui fait la taille d’un département français avant de commencer à se craqueler ? C’est malheureusement la question que nous devons tous nous poser à l’issue d’une séquence aussi terriblement absurde que profondément alarmante.Pendant au moins 48 heures, nous, Libanais, avons accepté de vivre sur deux fuseaux horaires...
commentaires (9)
Voilà qui a le mérite d’être limpide et succinct…et triste à en mourir.
Charles Ghorayeb
04 h 36, le 30 mars 2023