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Nos Lecteurs ont la Parole

Fusion poétique

Chacun des éléments de mère nature est traversé de valeurs antithétiques et entre dans un jeu complexe et variable avec les autres éléments. Ce flux d’images si proches d’une évidente réalité terrestre apparaît comme une véritable force qui propulse l’écriture poétique et offre au lecteur, grâce à d’incessantes reprises et de variations, un monde imaginaire riche de symboles lumineux.

Il s’agit de se demander comment la lumière pourrait naître de simples éléments naturels ? Quelle sorte de fusion fictive s’opérerait au sein de la nature pour engendrer une poésie pure qui coule de source ?

Usant du moyen de séduction, l’eau expose sa nudité féminine face à la virilité du feu et sa transparence traduit l’euphorie d’une féminité irrémédiable. Comme le feu intime et mâle est incontestablement l’élément le plus puissant, il est, selon Gaston Bachelard, « par excellence le trait d’union de tous les symboles ».

Or la mer, étendue d’eau par excellence féminine, se donne quotidiennement au feu mâle, au Soleil, l’illustre époux qui, sans cesse au comble du désir, se prépare déjà à la pénétration. Si généralement l’eau éteint le feu, il lui arrive de perdre toute pudeur face à cet astre flamboyant, à son maître viril auquel elle se livre consentante. Sans tarder, ces deux substances élémentaires se sexualisent et se fondent l’une dans l’autre. La résorption s’opère donc rapidement : le mâle brûlant de désir s’infiltre jusqu’au fond de l’essence aquatique, et se voit absorbé, entraîné, grisé par ce courant magique. Se laissant prendre et surprendre, la surface de l’eau frémit à travers de multiples ondes qui forment un tout éblouissant et engendrent une flamme lumineuse.

Bachelard note que c’est « en se tenant assez longtemps à la surface irisée que nous comprendrons le prix de la profondeur » (L’Eau et les rêves) d’où l’importance accordée à cette clarté née dans la fumée, qui jaillit à la surface irisée et qui permet de sonder les profondeurs en devenant de plus en plus claire. Nul doute que la lumière ait plus de clarté quand elle est engendrée par une eau limpide et claire. Feu et eau constituent donc les deux éléments principaux, favorables à l’éclosion d’un nouvel univers. Même l’association des lettres des deux termes suivants « feu+mer » renvoie à la « fumée ». De ce fait, la mystérieuse phrase de Novalis : « L’eau est une flamme mouillée » connoterait-elle une chaleur humide ou une humidité chaude ? Ne suffirait-elle pas à fonder une nouvelle cosmogonie ?

Une métamorphose s’opère déjà, vu que la nouvelle lumière qui émane de cette fusion « se transforme » en eau purificatrice et régénératrice. Bien plus, sous cette lumière, survient une « re-naissance » : on plonge dans l’eau pour renaître et de cette plongée rayonne tout naturellement une action substantielle capable de surmonter les obstacles ou de rompre toutes sortes de barrières. Aussi, une goutte de cette substance si pure suffira-t-elle à diffuser autour d’elle des rayons lumineux purs. Et si l’on perçoit la lumière dans une flaque d’eau, c’est en plongée, à l’instar d’une âme illuminée. D’où le nouveau regard frais, porté sur ce monde, puisque sous le front rénové s’anime un œil nouvellement éclos. Une flamme se dégage alors de cette parfaite union et, fière de sa nudité, se baigne dans l’espace aquatique qu’elle éclaire et dote d’un nouvel éclat.

Même la neige, eau solidifiée purement féminine, est capable de séduire le feu dont la flamme ne tarde pas à vaciller sous l’effet du désir. Mère nature se fait implorante comme le déclare le poète Yves Bonnefoy dans son recueil Ce qui fut sans lumière : « Ô neige, touche / Encore ces flambeaux, renflamme-les. »

Et soudain… les rôles s’inversent, le feu grelottant de froid et la neige en pleine chaleur s’unissent à travers une étreinte exceptionnelle. Des flocons pénètrent alors le monde du feu érotique, la neige fait tomber un peu de sa lumière que le mâle tente de retenir en lui le plus longtemps possible afin d’ouvrir accès à un nouveau monde.

Une blancheur immaculée rayonne incontestablement d’une nouvelle lumière, d’un splendide fruit érotique. Comme le reconnaît Gilbert Durand, « tout s’angélise loin de la profusion charnelle de l’été » et dans le cosmos hivernal se prépare la transfiguration future de la matière. C’est une véritable union souterraine, une coprésence entre feu et neige, entre masculin et féminin, entre passion de feu et transparence cristalline : merveilleux procédé de combustion alchimique au cours de laquelle la neige est incinérée et la chaleur consume tout l’univers. On abandonne alors la pureté glacée pour s’insérer au cœur du feu, au rouge de la vie, au contraste oxymoronique de la neige flamboyante, de cette flambée lumineuse qui signe de ses doigts enflammés une poésie nacrée.

Mais n’arrive-t-il pas aussi que l’eau désire ou se sente désirée par la Terre ?

Lorsque deux matières à tendance féminine, comme l’eau et la terre, s’attirent mutuellement, « l’une d’elles se masculinise légèrement pour dominer sa partenaire », selon Bachelard (L’Eau et les rêves). Plus féminine que jamais, la terre se reflète dans le miroir aquatique qui lui caresse la nuque. D’énormes gouttes de pluie se rapprochent doucement de ce sein, du « sein » même de la terre asséchée qui implore l’humidité, et dans un élan instinctif, proposent la fraîcheur de leurs lèvres arrondies.

Admirative et consentante, la terre se mire encore une dernière fois, avant de s’ouvrir largement au déchaînement aquatique. La chaleur monte en elle, la secouant, la fissurant et la livrant à l’eau avec laquelle elle s’unit irrémédiablement. De ce fait, l’union de l’eau et de la terre produit « la pâte » qui, dans son rôle émollient et agglomérant est capable de « lier et de délier » ; capable de reconstituer le monde et d’engendrer la vie. D’où il s’ensuit que l’eau célèbre sa passion pour la terre et l’envahit à travers une ravissante métaphore utilisée par le poète Yves Bonnefoy : « La nuit couvre le jour / Puis se retire / Son écume déferle » (Ce qui fut sans lumière). Pénétrer, couvrir puis se retirer en laissant couler l’écume, constituent des actes si simples, si naturels, mais si suggestifs qui montrent parfaitement bien « la joie mâle de pénétrer dans la substance, de palper l’intérieur des substances (...), de vaincre la terre intimement, comme l’eau vainc la terre » (Bachelard, L’Eau et les rêves). Du moment que l’eau a pu pénétrer avec succès la substance même de la terre, l’expérience de la liaison montre fièrement le bout du nez.

Ainsi de la réalité dans toute sa banalité se dégage la vraie lumière, une lumière poétique qui a longtemps hiberné dans le froid obscur et glacial du langage. Cet univers de duplicité, ce monde des alliances contradictoires, serait lié à une fusion qui s’établit dans l’opposition, comme si les mots vagabondaient dans un univers kaléidoscopique. Seule la poésie peut faire naître des émotions et des sensations oubliées et couver la pensée d’une véritable paix originelle. Pleinement satisfaits, les éléments de mère nature rentrent dans l’ordre et retrouvent leur place.

Le but n’en est pas d’accéder à différentes lumières mais à un seul continuum lumineux capable de combattre et de vaincre les ténèbres. Dans leur spontanéité et leur simplicité, les mots lumineux en disent long… Pareils à des actes, ils affrontent le secret des choses, des mots pareils à des pierres sur lesquelles on pourrait commencer à édifier le « Royaume poétique »...

Université de Balamand et Université Jinan

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Chacun des éléments de mère nature est traversé de valeurs antithétiques et entre dans un jeu complexe et variable avec les autres éléments. Ce flux d’images si proches d’une évidente réalité terrestre apparaît comme une véritable force qui propulse l’écriture poétique et offre au lecteur, grâce à d’incessantes reprises et de variations, un monde imaginaire riche de...

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