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Nos Lecteurs ont la Parole

Fuir pour exister

Me voilà dans le Flixbus 721 à destination de Bordeaux Saint-Jean. J’ai envie de retirer mon pull mais j’ai peur de réveiller la dame à côté de moi. J’ai faim, je sors le sandwich que j’ai acheté à la gare, je commence par le triturer délicatement, à chaque bouchée que j’avale il y a du pain, du jambon, de l’emmental et des émotions. Aujourd’hui, je mange mes émotions.

Autour de moi, les passagers dorment, discutent, travaillent ou regardent le défilé des paysages à travers les grandes vitres. Je me demande s’ils sont toulousains, bordelais ou juste emportés par le destin. Pourquoi étaient-ils à Toulouse ? Que vont-ils faire à Bordeaux ? Suis-je le seul passager à raconter ma vie dans un fichier Word ? Pourquoi j’écris ?

Serait-ce le seul moyen d’affronter mes émotions plutôt que de les manger ?

Hier, j’ai fini mon semestre à l’Ensat de Toulouse. J’ai clôturé mes sept ans d’études agronomiques. Je suis censé être satisfait de mon parcours académique entre le Liban et la France, sauf qu’un étrange sentiment m’empêche de sourire.

Depuis quelques jours, je vis mon départ comme une séparation. Une séparation, oui, c’est le mot que je cherchais ! Comme un Toulousain attaché à sa ville rose, comme une chocolatine à Paris, comme un cassoulet séparé de son magret de canard, comme la Garonne sans sa Daurade. Et pourtant, je n’y suis que depuis 2020. Pourquoi tant d’attachement à cette ville ? Qu’est-ce qu’elle a de si particulier par rapport aux autres villes dans lesquelles j’ai vécu ? Pourquoi Toulouse même ?

Je crois comprendre aujourd’hui pourquoi Toulouse. En 2020, trois semaines après l’explosion au port de Beyrouth, mon seul but était de quitter la ville. Les personnes qui me connaissent savent très bien à quel point je suis attaché à Beyrouth, j’en parle tous les jours. Je raconte à mes amis en France une version de Beyrouth heureuse, Beyrouth fière de ses habitants, Beyrouth sous des feux d’artifice, Beyrouth où la voix de Fayrouz circule de fenêtre en fenêtre, Beyrouth où l’espoir serpente les murs. Je parle très rarement de Beyrouth que j’ai connue, triste, essoufflée par les Beyrouthins, massacrée par son histoire et anéantie comme jamais. J’ai cherché Beyrouth partout à Toulouse. Dans les bars, les petites ruelles, les bâtiments, devant le capitole, à la place Saint-Pierre, sous le pont Neuf, partout. Au lieu d’affronter ma colère du 4 août, j’ai mangé mes émotions, je me suis barré dans un autre pays et, plutôt que de découvrir l’authenticité de Toulouse, j’ai passé mes journées à chercher les parties logiques immergées dans mes pensées illogiques.

J’ai du mal à affronter mes émotions, je suis de ceux qui préfèrent échapper. Enfin, quand je dis ceux, derrière il y a une grande majorité de la population libanaise. Nous fuyons les événements, et ce comportement social de « fuite », nous pouvons le retrouver au fil des différents événements qui ont marqué notre histoire. Quand j’étais au lycée, j’avais du mal à suivre les cours d’histoire. J’avais entre 15 et 17 ans, je faisais partie de ces étudiants turbulents, bavards et irrespectueux qui ne dépassaient jamais la note de 5/20 et qui ne prêtaient aucune attention aux cours d’histoire. Les livres parlaient de l’Empire ottoman, des deux guerres mondiales et de l’indépendance du Liban. Chaque année, quand l’enseignant convoquait mes parents afin de les informer de mon désintérêt et de ma mauvaise influence sur l’ambiance de la classe, je mobilisais suffisamment d’énergie pour argumenter mon comportement : « J’en ai marre d’écouter les mêmes événements, pourquoi vous ne nous parlez pas de la guerre civile ? Pourquoi l’histoire de mon pays s’arrête avant 1975 ? Pourquoi nos partis politiques se sont alliés entre 8 et 14 Mars ? Pourquoi mes parents passent leur temps à haïr les dirigeants actuels et à les traiter de monstres et de meurtriers ? Pourquoi ma grand-mère refuse de voter durant les élections ? Pourquoi ces questions vous effraient ? » Souvent, l’après-midi, mon père m’en voulait d’avoir manqué de respect au prof et me répétait cette même phrase : « Bayyé, Lebnen balad mcharbak (Mon fils, le Liban est un pays compliqué). »

J’ai dû chercher des réponses à mes questions en abordant le sujet de la guerre avec des personnes de différentes religions, j’ai dû participer à la révolution, j’ai dû rencontrer des historiens objectifs lors de nombreuses tables rondes dans des cafés ou des bars à Beyrouth, j’ai dû comprendre à quel point nous avons peur de l’autre, à quel point il est difficile d’« affronter » tant que nos dirigeants sont les mêmes, ces meurtriers que la loi d’amnistie générale du 26 août 1991 a glorifiés.

Fuir est devenu un trait de ma propre personnalité, ce comportement est le résultat d’une société frustrée qui vit dans le déni et qui élève ses générations dans la scotomisation.

Oui, je suis triste de quitter Toulouse, tout comme j’étais triste de quitter Beyrouth. Que faire ?

Devrais-je commencer mon propre apprentissage afin de me débarrasser de ce comportement troublant ? Ne serais-je pas égoïste d’aspirer à changer individuellement ? Et si je rêve de changer la société libanaise, le voudront-ils ?


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Me voilà dans le Flixbus 721 à destination de Bordeaux Saint-Jean. J’ai envie de retirer mon pull mais j’ai peur de réveiller la dame à côté de moi. J’ai faim, je sors le sandwich que j’ai acheté à la gare, je commence par le triturer délicatement, à chaque bouchée que j’avale il y a du pain, du jambon, de l’emmental et des émotions. Aujourd’hui, je mange mes...

commentaires (1)

Courrier très touchant, quelle sensibilité ! Bravo

Gilbert Zakhia

16 h 11, le 23 février 2023

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Commentaires (1)

  • Courrier très touchant, quelle sensibilité ! Bravo

    Gilbert Zakhia

    16 h 11, le 23 février 2023

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