Ils sont à peine une centaine. A peine une centaine de manifestants à avoir pris la rue après l’une des journées les plus sombres de l’histoire de la justice libanaise. Pourquoi sont-ils si peu nombreux en face du Palais de justice ? Le paysage est d’autant plus sombre que l’on a l’impression de revivre encore et toujours la même scène. L’enquête sur la double explosion au port le 4 août 2020 est une nouvelle fois entravée, menacée, torpillée et presque enterrée. Alors les derniers résistants du pays du Cèdre se mobilisent une nouvelle fois pour tenter de la sauver.
Devant le Palais de justice aux grilles rouillées, les manifestants sont venus apporter leur soutien aux familles des victimes du 4 Août. « Nous demandons la chute de Ghassan Oueidate » ; « Ce juge est corrompu » ; « Les victimes se retournent dans leur cercueil »... scande la foule. Le nom du procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate est sur toutes les lèvres. Après avoir été convoqué par le juge chargé de l’enquête Tarek Bitar, le procureur général a ouvert le feu. Il a ordonné la libération des 17 personnes détenues sans jugement depuis l’explosion, alors qu’il s’était depuis plusieurs mois retiré de l’enquête en raison de ses liens familiaux avec le député Ghazi Zeaïter (Amal), poursuivi dans l’affaire.
Après ce premier coup d’éclat mercredi, Ghassan Oueidate est allé jeudi jusqu’à engager des poursuites à l’encontre du juge Bitar, qui refuse de se dessaisir de l’enquête. « C’est comme si Ghassan Oueidate avait de nouveau tué nos enfants. Ce sont des criminels. J’espère qu’un jour ils vivront notre souffrance », s’emporte Em Mohammad Alaëddine Damaj, qui tient le portrait de son fils tué par la double explosion. Près d’elle, le drapeau du Liban, aux couleurs du deuil, avec les photos des victimes du 4 août. « C’est un chaos total, nous sommes dans une jungle juridique, la décision de Ghassan Oueidate montre qu’il ne respecte pas la loi », dénonce l’un des avocats des victimes, Gilbert Abi Abboud.
Prochaine étape : le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui devait se réunir en journée pour débattre de la révocation du juge Tarek Bitar. « Mais une partie est à la solde du tandem (chiite, en référence à Amal et au Hezbollah) et une autre du Courant patriotique libre (CPL). Il n’y a que Souheil Abboud, président du CSM, sur qui nous pouvons compter pour empêcher toute révocation du juge Bitar », poursuit l’avocat. Le tandem chiite ne cesse de bloquer l’enquête depuis que Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, proches du président du Parlement Nabih Berry, sont poursuivis pour « négligence ». Au point où en septembre 2021, lors d’une incursion au Palais de justice de Beyrouth, le patron de la sécurité au sein du Hezbollah, Wafic Safa, avait menacé le juge Tarek Bitar de le « déboulonner », un épisode que ne manquent jamais de rappeler les familles des victimes et les politiciens de l’opposition.
« Où est la justice ? »
« Aujourd’hui devait être l’anniversaire d’Alexandra (l’une des plus jeunes victimes de la double explosion), elle aurait dû souffler ses bougies, et regardez où nous sommes », crie une manifestante parmi la foule. A quelques pas de là, Michel Awad, le grand-père d’Alexandra. « Nous ne pouvons plus appeler ça le Palais de Justice, les juges sont les esclaves de ces criminels. Lexou est partie mais au moins elle n’a pas eu à voir ce qu’il s’est passé jeudi. C’est pire qu’honteux », dénonce-t-il. La voix de Dolly Roukoz, qui a perdu son frère, tremble. « Je suis déprimée. Je ne comprends pas comment ils ne sont pas hantés par les voix des victimes. Ça fait deux ans que nous attendons la vérité, et ils nous accusent de profiter du sang de nos proches à des fins politiques ».
Les députés de l’opposition sont également présents, à l’instar d’Elias Hankache (Kataëb), Michel Moawad, Georges Okaïs (Forces Libanaises), et ceux de la contestation comme Melhem Khalaf, Ibrahim Mneimné, Firas Hamdane, entre autres. Devant les caméras, ils multiplient les déclarations. « Il est clair que le procureur général est dépourvu de conscience. Il y a un complot contre les familles des victimes et contre la justice », déclare le député Marc Daou à la presse. En parallèle, les manifestants bloquent la route. Les larmes de Maha, une manifestante, coulent sur son visage. « Où est la justice ? Cette mafia a gagné un autre round », déplore-t-elle.
Alors que les protestataires sont toujours mobilisés, ils apprennent que Waddah Sadek, député de la contestation, a été frappé par les gardes du corps du ministre de la Justice: le député se trouvait au bureau du ministre avec un groupe de confrères pour discuter des derniers développements judiciaires, quand il a été attaqué par les gardes. Le sang des manifestants commence à bouillonner, ils secouent la grille d’un des accès au ministère de la Justice, adjacent au palais. Face à eux, des dizaines de policiers, « ces chabihas », qui protègent « ces criminels », « cet État de miliciens, de nitrate », crient-ils. « Thaoura », clament les protestataires. Des pierres et des bouteilles d’eau sont jetées par les manifestants. « Mais vous protégez qui au juste ? Ces criminels ? Votre salaire ne vaut plus rien », hurle un manifestant aux Forces de sécurité intérieure. La foule parvient à ouvrir la porte. Les FSI sortent les bâtons, et visent les manifestants. L’un d’eux, la tête en sang, essaye de se faufiler parmi les protestataires pour en sortir. Un autre a été touché à l’œil, un troisième au cou. « Ils ont emmené l’une de nous », hurlent les manifestants qui contre-attaquent en attrapant un agent des FSI. « Ils le piétinent ! », crie un protestataire à un ami posté au loin. L’avocat Wassef Haraké, l’une des figures de la Thaoura, est lui aussi emmené par la police.
Les échauffourées entre les manifestants et les forces de l’ordre s’intensifient. « Ils ont relâché Wassef et la manifestante », crie l’un d’eux. La jeune femme, aux cheveux roses, est tremblotante. Les caméras sont braquées sur elle. « Ils m’ont frappée, l’un d’eux a posé son pied sur ma tête. Regardez bien ce pouvoir de merde, nous voulons juste la justice pour le 4 Août », s’insurge-t-elle avant de s’effondrer et d’être soignée par des secouristes de la Croix-Rouge. En l’espace de quelques minutes, les esprits s’apaisent. Les députés de l’opposition sortent du ministère et répondent aux questions de la presse, affirmant qu’ils continueront à réclamer la justice pour l’affaire du port. Ils racontent leur entretien avec Souheil Abboud, le président du CSM. « Nous avons peur que ce coup d’État contre la justice n’aboutisse, et qu’ils empêchent le juge Tarek Bitar de poursuivre l’enquête en le remplaçant par un autre juge d’instruction », avance la députée Paula Yacoubian. La réunion tant redoutée du CSM, qui devait avoir lieu à 13h et qui aurait pu mener à la révocation du juge Bitar, ne s’est pas tenue. Il est 15h, il ne reste plus qu’une poignée de manifestants. Le calme est de retour. Comme si rien ne s’était passé.
La flicaille à la solde des mafieux maltraitent la souffrance des gens et protège les assassins ...
23 h 14, le 27 janvier 2023