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Politique - Justice

Enquête du port : Bitar met fin au statu quo

Après treize mois de sa suspension forcée de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, le juge d’instruction près la Cour de justice a repris le dossier sur base d’études juridiques qu’il a menées. Effets immédiats : libération de 5 détenus et huit nouvelles poursuites, dont deux poids lourds sécuritaires, Abbas Ibrahim et Tony Saliba.

Enquête du port : Bitar met fin au statu quo

Le port de Beyrouth après la double explosion du 4 août 2020. Photo d’archives AFP

« Ayant constaté qu’aucune solution n’a été trouvée pour mettre fin aux entraves qui m’empêchent depuis treize mois de reprendre en main le dossier de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, je me suis attelé depuis plusieurs mois à des études juridiques sur lesquelles je me suis basé pour poursuivre ma mission. » C’est par ces propos adressés à six médias (dont L’Orient-Le Jour), conviés à son bureau, que le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar a annoncé hier sa reprise en charge de l’affaire de la catastrophe du 4 août 2020, décidant le même jour de libérer cinq détenus et de poursuivre huit suspects.

Cette décision de secouer les lignes intervient quelques jours après l’entretien qui a eu lieu mercredi entre le juge Bitar et deux magistrats français venus s’enquérir du sort de l’enquête. À la question de savoir s’il y aurait un lien entre cet événement et sa démarche, M. Bitar a répondu par la négative aux médias présents.

Mais sur quoi s’est basé le juge d’instruction en vue d’opérer un retour aussi spectaculaire ? Fort de ses recherches juridiques, M. Bitar assure qu’aucun texte de loi n’évoque la possibilité de dessaisir un juge d’instruction près la Cour de justice. « Si le législateur voulait admettre un dessaisissement du juge d’instruction, il aurait prévu dans la loi la désignation d’un juge qui viendrait le suppléer », insiste-t-il.

Tarek Bitar conteste donc le fait que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation ait accepté de faire examiner par une chambre de cette cour les recours en dessaisissement portés contre lui. « Il s’agit d’une jurisprudence, et toute jurisprudence n’est pas contraignante », argue-t-il.

Il poursuit : « Le poste de juge d’instruction près la Cour de justice est créé lorsqu’un juge y est désigné. Ce poste est donc intrinsèque à son titulaire. Étant lié au nom du juge, si on dessaisissait ce dernier, le poste viendrait à disparaître. » M. Bitar rappelle d’ailleurs que « le juge d’instruction est nommé par le ministre de la Justice après approbation du Conseil supérieur de la magistrature ». « Or, la suppression de ce poste par une autorité judiciaire signifierait que cette autorité empiète sur l’autorité administrative », estime-t-il, évoquant « le principe de la séparation des pouvoirs ».

Abbas Ibrahim et Tony Saliba

Depuis plus d’un an, les recours en dessaisissement et les actions pour « fautes lourdes » s’abattent sur le juge d’instruction sans qu’ils ne soient tranchés. En cause, un blocage des nominations judiciaires opéré par le ministre sortant des Finances Youssef Khalil proche du chef du Parlement Nabih Berry, dont sont également proches les anciens ministres Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter mis en cause dans l’affaire. De ce fait, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, compétente pour statuer sur les recours pour fautes lourdes des magistrats et composée de dix présidents de la Cour de cassation, ne peut être complétée. Elle a perdu son quorum durant l’année écoulée en raison de départs à la retraite de six de ses dix membres. Partant, elle ne peut se pencher ni sur les recours pour fautes lourdes du juge Bitar ni sur des recours similaires qui visent des magistrats chargés de statuer sur des recours en dessaisissement de M. Bitar.

Pour mémoire

Tout ce que l’on sait (et ne sait pas) concernant l’enquête sur l’explosion au port

Attaché à se pencher en même temps sur les droits des détenus et ceux des parents des victimes parce que, selon lui, ils font partie d’« un même dossier indivisible », Tarek Bitar a tout de go décidé hier la remise en liberté de cinq détenus (avec interdiction de voyager) et l’engagement de poursuites contre huit personnes.

Parmi les prisonniers concernés, l’ancien directeur des douanes Chafic Merhi (prédécesseur de Badri Daher) et Sami Hussein, directeur des opérations au port. Ils avaient quitté leurs fonctions en 2017, soit trois ans avant la double explosion. Les trois autres sont Michel Nahoul, directeur de projets au port, Salim Chebli, l’entrepreneur chargé de superviser les travaux de soudure de la porte du hangar 12 dans lequel était stocké le nitrate d’ammonium à l’origine du cataclysme, et Ahmad Rajab, un ouvrier syrien qui avait participé à ces travaux.

Le juge d’instruction n’a pas voulu dévoiler les noms des personnes contre lesquelles il a engagé des poursuites, mais L’OLJ a appris que le directeur de la Sûreté générale Abbas Ibrahim et le chef de la Sécurité de l’État Tony Saliba en font partie. Selon la chaîne MTV, le parquet de cassation, auquel les décisions de M. Bitar ont été envoyées pour qu’elles soient notifiées aux détenus et aux personnes poursuivies, a fait savoir qu’il allait les considérer comme « inexistantes ». Comprendre que le parquet n’exécutera pas ces décisions. L’OLJ n’a pas été en mesure de confirmer cette information. Il reste que les décisions de M. Bitar avaient été envoyées vers 14h, probablement après le départ des greffiers. En soirée, M. Ibrahim n’avait pas été notifié des poursuites, sachant qu’il a déclaré, lors d’un événement tenu vers 18h, qu’il ne les commentera pas avant sa notification. Quant à M. Saliba, la MTV a indiqué qu’il se serait trouvé à l’étranger et devait retourner à Beyrouth hier en soirée.

Ce n’est pas la première fois que MM. Saliba et Ibrahim sont dans le collimateur du juge d’instruction. En juillet 2021, celui-ci avait requis une autorisation du chef du gouvernement sortant de l’époque Hassane Diab (lui-même mis en cause dans l’affaire) pour poursuivre le chef de la Sécurité de l’État Tony Saliba, ce département étant sous la tutelle de la présidence du Conseil des ministres. M. Diab s’était considéré incompétent pour donner l’autorisation, se basant sur une étude de la Commission de législation et de consultation au sein du ministère de la Justice, qui attribue une telle compétence au Conseil supérieur de défense. Cet organe a refusé en août 2021 de se prononcer sur la demande du juge Bitar, et le renvoi de balle s’était finalement arrêté au parquet de la Cour de cassation à qui il revenait de statuer en dernier ressort. Imad Kabalan, avocat général auprès de cette cour, avait décidé que Tony Saliba ne sera pas poursuivi.

Pour mémoire

La Cour de cassation confirme le refus des poursuites contre les généraux Ibrahim et Saliba

Le juge d’instruction près la Cour de justice avait également demandé en juillet 2021 à Mohammad Fahmi, alors ministre sortant de l’Intérieur (autorité de tutelle de la Sûreté générale) de l’autoriser à poursuivre Abbas Ibrahim. M. Fahmi avait refusé, et le procureur général par intérim près la Cour de cassation Ghassan Khoury, à qui revenait le dernier mot, avait entériné sa décision.

Pas d’autorisations nécessaires

Sur ce point, Tarek Bitar se base sur l’article 356 du code de procédure pénale (CPP) pour affirmer que la loi lui donne la compétence de poursuivre toute personne suspectée sans autorisation préalable quel que soit son statut, qu’il s’agisse de politiciens, de fonctionnaires ou de magistrats. C’est ce qu’on appelle, dit-il, « l’effet de glissement ». La Cour de justice étant la seule juridiction compétente pour statuer en la matière, l’article 362 du CPP donne au juge d’instruction le pouvoir d’engager seul des poursuites à l’instar du parquet de cassation et sans que le parquet lui en fasse la demande, explique M. Bitar. Pour lui, il peut donc poursuivre les fonctionnaires sans nulle autorisation.

C’est sur le même article 356 que le juge d’instruction se base pour envisager de poursuivre lui-même des magistrats concernés par l’affaire, qu’il avait déférés devant le parquet de cassation au début de son enquête. Le parquet n’ayant pas poursuivi les juges en question devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation, compétente pour les juger, Tarek Bitar considère qu’il peut les poursuivre lui-même. Parmi ces magistrats, Jad Maalouf, ancien juge des référés de Beyrouth, qui avait autorisé la mise en cale sèche du navire transportant le nitrate d’ammonium, ainsi que le transfert et le stockage de la cargaison, à condition que le ministère des Transports choisisse lui-même un lieu pour un entreposage sécurisé de la marchandise sous sa propre garde.

La démarche inattendue de Tarek Bitar ne manquera certainement pas de susciter des remous au sein du pouvoir politico-judiciaire qui s’est ingénié, jusque-là, à lui mettre des bâtons dans les roues.

« Ayant constaté qu’aucune solution n’a été trouvée pour mettre fin aux entraves qui m’empêchent depuis treize mois de reprendre en main le dossier de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, je me suis attelé depuis plusieurs mois à des études juridiques sur lesquelles je me suis basé pour poursuivre ma mission. » C’est par ces propos adressés à...

commentaires (9)

Paroles, paroles, paroles... Comme dit la chanson, l'encre coule, on épluche, on analyse, rien n'y fait, car hélas, que peuvent faire les héros juridiques comme le juge Tarek Bitar et ceux qui le soutiennent contre la mainmise tentaculaire politique et judiciaire menée par les alliés du régime iranien, qui s'insurgent contre toute intervention non-iranienne dans les affaires domestiques de ce pauvre pays qui va de plus en plus à la dérive, secoué par les vents et marées comme le bateau ivre de Rimbaud, mais denué de toute beauté poétique. Pour preuve, comme disait Arthur Rimbaud : Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Jacques Saleh, PhD

07 h 23, le 25 janvier 2023

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Commentaires (9)

  • Paroles, paroles, paroles... Comme dit la chanson, l'encre coule, on épluche, on analyse, rien n'y fait, car hélas, que peuvent faire les héros juridiques comme le juge Tarek Bitar et ceux qui le soutiennent contre la mainmise tentaculaire politique et judiciaire menée par les alliés du régime iranien, qui s'insurgent contre toute intervention non-iranienne dans les affaires domestiques de ce pauvre pays qui va de plus en plus à la dérive, secoué par les vents et marées comme le bateau ivre de Rimbaud, mais denué de toute beauté poétique. Pour preuve, comme disait Arthur Rimbaud : Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. Toute lune est atroce et tout soleil amer : L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

    Jacques Saleh, PhD

    07 h 23, le 25 janvier 2023

  • Nous sommes fiers d’avoir un juge qui s’appelle Tarek Bitar pour nous faire oublier les lâches et les vendus de ce pays. Il existe encore des libanais qui ont une dignité et un honneur et surtout un respect pour leur pays et pour son peuple, surtout pour les victimes et leurs familles qui ont payé le prix fort de la lâcheté des vendus au pouvoir.

    Sissi zayyat

    16 h 30, le 24 janvier 2023

  • La peur revient… Regardez comme, à défaut d’arguments, ils se débattent, insultent, calomnient. Misérables…

    Mago1

    16 h 13, le 24 janvier 2023

  • Bonne nouvelle. Merci pour cet article.. bravo Monsieur le juge.

    LE FRANCOPHONE

    09 h 11, le 24 janvier 2023

  • Bonne nouvelle pour les Libanais, il y a encore des magistrats intègres, mais aussi courageux. Il faut sûrement un courage exceptionnel pour résister aux mafieux de tout bord qui « gouvernent » notre pauvre pays et qui veulent à tout prix empêcher le cours de la justice. . Que Dieu préserve le juge Bitar et que les coupables et les assassins se retrouvent un jour là où ils devraient être, derrière les barreaux.

    Goraieb Nada

    07 h 59, le 24 janvier 2023

  • En apprenant la nouvelle, j'avais poussé un "Ouf!" de soulagement. Il me faut déchanter. Les personnes qu'il convoque ne seront pas convoquées, celles qu'il poursuit ne seront pas poursuivies, et même celles qu'il libère ne seront pas libérées! Autrement dit, le blocage persiste.

    Yves Prevost

    07 h 09, le 24 janvier 2023

  • Excellente décision du juge Bitar! Espérons elle sera suivie d'effet et qu'on ne lui mettra pas encore les bâtons dans les roues!

    Georges Airut

    03 h 34, le 24 janvier 2023

  • Voilà une excellente journaliste qui explique bien les choses dans son article. Merci madame Assaf.

    Achkar Carlos

    02 h 47, le 24 janvier 2023

  • Y aurait il donc encore un grain d'honnêteté, un grain de fierté, un grain de courage et bien sûr un grain de volonté et resolution? Bitar serait-il et sera-t-il l'homme qui fournira tout ces grains indispensables à l'avenir de notre Patrie ??

    Wlek Sanferlou

    01 h 58, le 24 janvier 2023

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