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Des millions de William Noun

Nous ne sommes pas résilients. Nous sommes dans le déni. Par choix ou par défaut, par cynisme ou par dépit, parce que nous sommes à bout de force, de souffle et d’espoir. Nous nous sommes habitués à l’anormalité. Nous y trouvons même parfois notre compte. Les plus chanceux d’entre nous, les dollarisés, ont presque repris leur vie d’avant. Les soirées, les restaurants, les voyages, les échappées à la mer ou à la montagne vous feraient presque croire, lorsque le soleil est au rendez-vous, que l’on peut mener une vie des plus agréables dans un pays sans État. Puis, d’un coup, vient la piqûre de rappel.

La dernière date de vendredi soir. William Noun, dont le frère Joe a été arraché à la vie lors de la double explosion au port le 4 août 2020, est l’un des derniers résistants. Aux côtés des autres membres des familles des victimes, il refuse d’accepter l’anormalité. Tous les 4 du mois, ils nous rappellent l’évidence sans que nous y prêtions l’attention qu’ils méritent. C’est parce qu’il refuse de passer à autre chose et de renoncer à la justice que William Noun a été incarcéré pendant près de 24 heures par la Sécurité de l’État. En l’arrêtant, ils ont voulu planter un nouveau clou dans le cercueil de l’enquête.

En particulier dans cette affaire, il est essentiel de désigner clairement les responsables et de ne pas se contenter de dénoncer vaguement « la classe politique » ou le « système ». Si très peu d’hommes politiques ont été à la hauteur de la tragédie du 4 août, ce n’est ni « l’oligarchie » ni « la mafia » qui a incarcéré William Noun, qui a fait sauter Fadi Sawan, qui a menacé Tarek Bitar, qui est parvenue à geler l’enquête depuis un an, qui a tout fait pour diviser et décourager les familles des victimes afin que la vérité ne soit jamais connue.

Le Hezbollah et ses alliés semblent prêts à tout pour tuer l’investigation. La dernière fois qu’ils se sont opposés à la justice avec autant de virulence, c’était lors de la création du Tribunal spécial pour le Liban à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri, dont le jugement final a désigné coupables plusieurs membres de la milice chiite.

Le Hezbollah veut tuer l’enquête car il en a peur. Parce que plusieurs responsables gravitant dans sa galaxie sont dans le viseur de Tarek Bitar ; parce que plus celle-ci avance et plus il semble évident que le nitrate d’ammonium ne s’est pas retrouvé par hasard dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth ; parce que tout un faisceau d’indices laissent à penser que le régime syrien est lui aussi impliqué dans cette affaire.

Le Courant patriotique libre n’est pas en reste. Tony Saliba, le chef de la Sécurité de l’État, lui-même inquiété dans le dossier du port, est un proche du parti orange. Plus le temps passe et moins la formation dirigée par Gebran Bassil prend la peine de faire semblant de soutenir l’enquête. La seule justice qui l’intéresse, c’est celle qui lui permet de protéger ses hommes, en particulier l’ancien directeur des douanes libanaises Badri Daher, arrêté au lendemain de la double explosion.

L’incarcération de William Noun nous rappelle ce qu’est devenu le Liban. Un pays dans lequel on poursuit et menace ceux qui osent réclamer justice sans que cela ne provoque un vaste mouvement de solidarité. Un pays dans lequel on peut assassiner un président, un Premier ministre, un député, un journaliste ou un intellectuel en toute impunité. Un pays dans lequel certains services de sécurité ressemblent de plus en plus à des milices au service des intérêts du Hezbollah et de ses alliés. Un pays dans lequel la mort de plus de 200 personnes dans une explosion qui n’aurait jamais dû se produire n’a pas provoqué de big bang politique.

La majorité d’entre nous a accepté, certains ont même participé, à ce que le Liban devienne ce pays sans foi ni loi. Face à une milice surarmée, l’on pourrait arguer que nous n’avions pas d’autre choix et que tous ceux qui se sont opposés à ce fait accompli ont été éliminés. L’on veut pourtant penser qu’entre la guerre et l’abdication, une troisième voie peut exister. À condition que nous soyons un jour des millions de William Noun.

Nous ne sommes pas résilients. Nous sommes dans le déni. Par choix ou par défaut, par cynisme ou par dépit, parce que nous sommes à bout de force, de souffle et d’espoir. Nous nous sommes habitués à l’anormalité. Nous y trouvons même parfois notre compte. Les plus chanceux d’entre nous, les dollarisés, ont presque repris leur vie d’avant. Les soirées, les restaurants, les...

commentaires (17)

Oui M. Samrani, il nous faut cette troisième voie, et oui à citer des noms (name & shame – c’est votre travail les journalistes – assez de couardise), et surtout un grand OUI à admettre cette responsabilité individuelle de chacun. Le problème des libanais c’est d’accuser les autres et d’oublier que par son silence l’on devient complice. PS : il est ahurissant de lire certains qui ne voient le Liban qu’à travers l’équation 14 ou 18 mars ; est-ce qu’ils savent ce que veulent dire les mots vérité, impunité, justice ? Aussi, il est temps que l’OLJ se positionne clairement au sujet des malversations financières dans le pays et du vol du commun des citoyens.

citoyen lambda

16 h 42, le 18 janvier 2023

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Commentaires (17)

  • Oui M. Samrani, il nous faut cette troisième voie, et oui à citer des noms (name & shame – c’est votre travail les journalistes – assez de couardise), et surtout un grand OUI à admettre cette responsabilité individuelle de chacun. Le problème des libanais c’est d’accuser les autres et d’oublier que par son silence l’on devient complice. PS : il est ahurissant de lire certains qui ne voient le Liban qu’à travers l’équation 14 ou 18 mars ; est-ce qu’ils savent ce que veulent dire les mots vérité, impunité, justice ? Aussi, il est temps que l’OLJ se positionne clairement au sujet des malversations financières dans le pays et du vol du commun des citoyens.

    citoyen lambda

    16 h 42, le 18 janvier 2023

  • Le Hezbollah n'a peur de rien au Liban. Les politiques ne sont pas jugés. Ceux qui le sont, ne seront pas incarcérés et ne régleront aucun compte. C'est le système libanais, celui de tous les partis politiques

    Georges Olivier

    23 h 18, le 17 janvier 2023

  • Superbe! Comme toujours avec Mr Samrani.

    Akote De Laplak

    07 h 02, le 17 janvier 2023

  • «De même que les Français qui ont vécu dans le luxe et la débauche après la guerre de 14 tout en gardant un traumatisme de cette guerre, ont vécu dans le déni par rapport à l'allemagne hitlérienne jusqu'en 39 en se disant si on regarde la réalité en face et qu'on agit en conséquence c'est la guerre de 14 qui va reprendre» c'est bien mal connaître l'histoire de France que d'affirmer ceci. La France jusqu'après la seconde guerre mondiale est essentiellement rurale et ouvrière et la lutte des classes n'y est pas un concept purement théorique. le mouvement social malgré les tensions et les rapports de pouvoir qui le traverse, impose à l'État et au patronat des avancées sociales décisives pour toute ou partie de la population (assurance maladie, assurance chômage, congés payés, retraites, nationalisations de certains réseaux et infrastructures, etc.) le tout dans le contexte d'un État laïque où les femmes sortent peu à peu de leur rôle de femme au foyer et d'une situation internationale pour le moins tendue. Bref, je ne suis pas sûr que l'on puisse comparer cette période de l'histoire avec la guerre civile au Liban et ses conséquences. Malgré tout, en postulant que la lutte des classes soit toujours valide dans une perspective de subversion du pouvoir quel qu'il soit, l'idée serait que la société civile mène ses affaires, pour elle et par elle. L'air de rien, la résistance telle qu'incarnée par les familles des victimes de l'explosion du 4 août 2020, porte cet espoir un peu fou..

    SAOUZANET Richard

    18 h 32, le 16 janvier 2023

  • POUR LIBÉRER LE PAYS, UNE VRAIE RÉVOLUTION À LA FRANÇAISE S’IMPOSE. SINON LE PYAS DEVIENDRA COMME L’IRAN. ON N’EST PAS LOIN LE TEMPS PRESSE.

    Gebran Eid

    17 h 51, le 16 janvier 2023

  • Nous vivons dans le déni depuis plus de dix ans comme nous croyions être le peuple le plus intelligent du monde. Nos politiciens sont résilients depuis plus de 50 ans ! C’est amusant de voir les pro CPL demander la tête de R. Salameh mais ne font rien pour punir les coupables de l’explosion du port. Les pro Amal et Hezbollah ne font rien pour punir ceux qui ont été aux manettes au ministère de l’énergie ou des infrastructures pendant si longtemps. Plus personne ne cherche à poursuivre les personnalités qui ont bénéficié de prêts subventionnés pour de l’immobilier. Nos braves juges ne sont pas si braves et le gouvernement des juges n’a jamais apporté de solution pérenne à un quelconque pays. Tous les autres ont laissé faire tout cela, y compris les gens de robe de tout poils. Quant on fait des bêtises, des délits, des crimes l’on craint forcément les conséquences des enquêtes, même quand elles ne sont que préliminaires. Aux dernières nouvelles Matteo Messina Denaro a demandé à se faire juger au Liban… En taule, toute cette mafia !

    TrucMuche

    16 h 07, le 16 janvier 2023

  • Les mots sont posés dans cet article, limpides,sans appel et sans langue de bois. Notre barbu jaune chef d'orchestre de la mafia politique et de la milice qui est à sa solde ainsi que les appareils de sécurité de l'état ne veut pas d'enquête, car comme si certains et lui même crient son innocence , alors qu'à il à craindre s'il était vraiment innocent ?

    Zeidan

    15 h 22, le 16 janvier 2023

  • Cher monsieur soumrani Encore un peu plus de courage et allez au fond de l’analyse. Il ne suffit pas d’accuser «  l’autre » de ce qui nous arrive .. votre approche est juste mais incomplète je vous ai lu plus percutant dans le passé et pour certains thèmes .. nous sommes aussi responsable par notre communautarisme , confessionnalisme , clientélisme ( nous sommes des champions ) l’absence de l’esprit citoyen , d’une maturité politique et un suivisme incroyable mettent les chapelles politiques comme une idéologie qu’il faut suivre et laisser tomber notre entité vrai celle d’un Liban porteur d’une mission a l’humanité et défendant un pays multiculturel porteur d’espoir Oui vous pouvez le faire

    ELFADEL Samouh

    14 h 50, le 16 janvier 2023

  • C'est un article sectaire, comme tant d'autres, qui accuse la même partie politique et se range du côté de la partie adverse. L'0LJ est devenu le porte parole de de ce qu'on appelait 14 mars.

    Hitti arlette

    14 h 35, le 16 janvier 2023

  • "Face à une milice surarmée, l’on pourrait arguer que nous n’avions pas d’autre choix et que tous ceux qui se sont opposés à ce fait accompli ont été éliminés." Les manifestants syriens de 2011-2013 et iraniens depuis fin 2017, eux qui ont affronté au péril de leur vie la répression néo-safavide laïque à Damas ou religieuse à Téhéran doivent trouver bien ridicule ce prétexte purement libanais alors que nous sommes opprimés par la même entité. Non je ne vois qu'une seule explication possible au déni des Libanais. De même que les Français qui ont vécu dans le luxe et la débauche après la guerre de 14 tout en gardant un traumatisme de cette guerre, ont vécu dans le déni par rapport à l'allemagne hitlérienne jusqu'en 39 en se disant si on regarde la réalité en face et qu'on agit en conséquence c'est la guerre de 14 qui va reprendre, une grande partie des Libanais a vécu dans le luxe et la débauche après la guerre de 75 tout en gardant un traumatisme de cette guerre, à telle point qu'ils sont convaincus que s'ils regardent la réalité en face et agissent en conséquence c'est la guerre de 75 qui va reprendre. Voilà qui explique pourquoi à l'automne 2019 on a manifesté pour tout sauf pour l'essentiel: demander des législatives anticipées. Voilà pourquoi le citoyen lambda ne manifeste pas pour la reprise de l'enquête du port. Voilà pourquoi personne ne manifeste devant le parlement pour une séance présidentielle qui reste continuellement ouverte.

    Citoyen libanais

    12 h 36, le 16 janvier 2023

  • Enfin un article sans langue de bois ni de tournures de phrases. Le HB est cité comme étant le premier responsable de tous les crimes commis sur notre sol. Le plus édifiant dans cet article c’est la description de ce peuple, nous les libanais qui avions vite déclarés forfait avant même de livrer bataille. Pour moi c’est ça le plus dramatique et le plus regrettable. Espérons que nous nous réveillerons avant l’assaut final des fossoyeurs sur notre dignité.

    Sissi zayyat

    12 h 24, le 16 janvier 2023

  • Que c’est triste tout ça…

    Charles Ghorayeb

    11 h 57, le 16 janvier 2023

  • Il faut dénoncer les puissances étrangères qui savaient sur la dangerosité du matériel et de son stockage inadéquat. Pourquoi les journalistes ne posent jamais de questions dérangeantes aux ambassades occidentales? Toutes complices passivement ou activement dans cette affaire. D'ailleurs, personne des puissances étrangères ne s'est montrée étonner par la présence du Nitrate en quantité qui dépasse l'imaginaire dans un port millénaires qui fut le cœur battant de toute la région jusqu'à la guerre de 1975. Ceux qui ne savaient pas auraient été tentés de dire, à raison, que l'on ne savaient pas. Mais ils savaient - ils n'ont rien dit. Leur silence gêné en témoigne. La visite du président Macron le lendemain de la catastrophe était sa façon de nous dire pardon. Il faut demander le dédommagement à l'ONU qui avait (les casques bleus) intercepté le navire et l'avait laissé entrer dans le port.

    Céleste

    11 h 55, le 16 janvier 2023

  • Une troisième voie existera quand la presse devient indépendante…rien que dans cet article très juste mais dans lequel vous avez mis l’accent sur la moitié de la vérité et omis …de relater l’autre moitié!!! C’est dommage

    Rafeh alam

    08 h 32, le 16 janvier 2023

  • Bravo Anthony pour le courage d' appeler un chat un chat. Ce n'est pas pour rien que tu es bien enracine dans nos montagnes!

    Onaissi Antoine

    06 h 34, le 16 janvier 2023

  • Excellente analyse comme d'habitude de M. Samrani. Il est tout à l'honneur de l'OLJ de fustiger la partialité de la Magistrature et de certains services de Sécurité, la corruption des hommes politiques, l'hégémonie du Hezbollah, de militer pour que toute la lumière soit faite sur les tenants et les aboutissants de l'explosion du port de Beyrouth, qui constitue un crime abominable! Par contre ce que je constate c'est que l'OLJ est très timide lorsqu'il s'agit de condamner les banques et la Banque centrale qui ont dépouillé des centaines de milliers de déposants de tous leurs avoirs, du fruit du labeur de toute une vie, qui ont appauvri des milliers de familles, et ce en toute impunité. Or ce crime n'est pas moins grave que celui de l'explosion du port et il a été longuement préparé et prémédité. Il n'est pas le résultat d'un accident mais d'une entreprise criminelle longuement murie!

    Georges Airut

    03 h 34, le 16 janvier 2023

  • Très bien Monsieur Samrani. Que les temps ont changé et on continue à ne rien voir, par déni, tout simplement. Qu’une taxe sur les communications WhatsApp et tout se met en branle. Qu’un jeune homme, dans le feu d’une conversation télévisée dit un mot (je le sais bien, on se laisse emporter facilement au Liban), puis arrêté, et on se mobilise pour défendre sa liberté. Les temps ont changé, et William victime de l’arbitraire, est mis sur le devant de la scène bien malgré lui. Je veux dire que la victime est mieux entendue. C’est le statut de la victime qui prend le dessus sur celui du coupable. Qu’on me corrige si je me trompe, ou si j’exagère. Je n’ai jamais cru qu’un jour, au Liban, des victimes d’un curé abuseur se font entendre, et le ministère du curé coupable lui soit retiré. Fini le temps des amnisties, le temps des disparus qu’on ne retrouve plus, le temps des mamans éplorées qui n’ont que des caméras de tv pour pleurer. Petit bémol (en page 2, la polarisation aiguë…), plutôt l’instrumentalisation de l’affaire par des politiciens zélés venus montrer leur solidarité avec une victime, le temps d’une photo. C’est dingue ce que l’épisode de William a relégué la présidentielle à la seconde place, avec ses débats dont on peut se passer sans grand dommage…

    Nabil

    02 h 35, le 16 janvier 2023

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