Décembre 2022. Sur l’une des balustrades de la véranda de Nayla, un jasmin se noue et s’enroule autour du fer forgé, en semblant s’y accrocher de toutes ses forces, de tous ses peut-être doigts. Si Beyrouth devait être une fleur, elle serait sans doute une fleur de jasmin, minuscule étoile blanche froissée, fragile, à l’odeur la plus commune mais la plus belle qui soit, et qui survit et revit et revient de la mort on ne sait trop comment. Deux ans que le jasmin de Nayla n’avait pas fleuri. Deux ans « qu’il ne voulait pas fleurir », me précise-t-elle. Et maintenant, pourquoi précisément maintenant, deux ans et demi plus tard, le jasmin a-t-il tout d’un coup décidé de refleurir ? On s’installe à déjeuner, autour de la table sur laquelle le plafond s’était écrasé le 4 août 2020, avec Alice, la maman de Nayla, qui ne comprend toujours pas comment elle s’en est sortie avec tout son corps et toute sa tête, sans même une égratignure, alors que cet après-midi-là d’août, elle se trouvait ici, dans la maison de la rue Gouraud, dont d’une seconde à l’autre il ne restait plus rien. Mais de tout cela, on ne parle pas, on réussit à ne plus en parler, et lorsque le courant électrique se coupe, personne ne cille et l’on continue à détailler ce que les uns et les autres ont prévu pour les vacances de fin d’année où il était, comme tout le monde à cette table le répétait, « impossible de trouver une chaise de libre dans un restaurant ».
Tous fous ?
À la fin du repas, je regarde cette table où le plafond s’était effondré, cette maison de Gemmayzé dont on ne penserait pas un instant qu’il y a 30 mois à peine, la fin du monde s’était jouée entre ses murs. La maison, et nous autour de cette table, comme avant. Je regarde Alice, avec tout son corps, toute sa tête, sans une égratignure, comme avant, et la rue Gouraud, sous la fenêtre, où les voitures s’entassaient comme avant, entre les terrasses bondées et les galeries qui ouvraient et les restaurants avec leurs « chaises libres impossibles à trouver ». Je regarde quelques heures plus tard mon amie Rym qui, après deux ans de convalescence physique et morale, présentait à Beyrouth sa collection de vêtements intitulée Recovery (guérison) depuis exactement le quartier où, il y a deux ans et demi, elle avait rencontré la mort. Rym, comme avant. Je pense au hasard du jasmin de Nayla qui a refleuri maintenant, comme avant, et je me demande si le jasmin a tout oublié, si nous avons tout oublié.
Je me demande si nous sommes tous devenus fous. Fous de ne plus parler de la fin du monde qui est passée par là et jusqu’au plus profond de nous, le 4 août, comme on se remet d’une vague histoire d’amour terminée en queue de poisson. Fous de ne plus réagir quand le courant se coupe, fous d’avoir réussi à résoudre le problème d’arithmétique qu’est devenu chacun des paiements, chacune des factures. Fous de dépenser, quand on le peut encore, des liasses de billets pour un miséreux repas, en en faisant des blagues. Fous de se passer le mot à la moindre pénurie d’essence et d’affluer comme des automates pour faire le plein, comme si c’était une simple formalité. Fous de s’être résignés à l’idée que tous nos pécules d’avant 2019 ont été oubliés, finis, plus jamais, et que désormais, on recommencera à zéro, encore une fois, comme on se remet à vélo après une petite chute. Fous de regarder son téléphone, de voir le dollar s’envoler, de le remettre dans sa poche et de commander un deuxième verre. Fous d’organiser des fêtes et des soirées, fous de foncer droit devant, alors que l’on boite encore. Fous d’encore penser à construire des familles, des maisons, des entreprises et des futurs dans ce pays où tout, à tout moment, est sur un point de bascule. Fous de continuer, simplement. Fous d’ouvrir des expositions, des restaurants et des bars, fous de les remplir jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une chaise de libre.
Deux mondes si proches
Fous de recommencer tout court. Fous de réussir à aimer cette chienne de vie qu’est la vie au Liban. Fous de faire comme avant, comme si rien ne s’était passé, en mettant tout sur le compte de notre supposé amour de la vie. Fous d’entendre comme je l’ai entendu à peut-être mille reprises le long de mon séjour au Liban que « dans le fond, ça va pour ceux qui vivent dans leur bulle ». Que « ça reste mieux qu’ailleurs pour ces gens-là ».
Et le plus fou, le plus incompréhensible peut-être, c’est de voir le monde qui continue de crever dans les coulisses, à l’ombre de cette bulle. C’est de voir ces deux mondes, qui n’ont jamais été aussi proches, ces deux mondes qui se frottent mais ne se rencontrent jamais, et qui réussissent à exister ensemble sans que tout n’implose. C’est d’entendre, le même jour de décembre, « Lebanon is back » et de lire le soir sur mon écran la lettre maladroite d’un enfant au père Noël où il lui demande de ne plus voir sa mère pleurer quand elle ne trouve pas de quoi lui faire un sandwich. Le même jour, ne pas trouver une chaise de libre dans un bar et un restaurant, tandis qu’encore un déposant doit se rendre à la banque, muni d’une arme, pour au mieux finir avec deux sous en poche. Le même jour, passer par une pâtisserie où tous les prix, comme partout d’ailleurs, sont nonchalamment annoncés en dollars, et à la sortie tomber sur une femme de mon quartier que je connaissais et qui m’explique qu’elle n’a plus d’autre choix que de faire la manche. Trois enfants à élever, un mari qui a sombré, des parents malades. Le même jour, témoigner de cette chose si belle, cette chose qui reste et qui est un simple coucher de soleil au Liban et, juste après, apprendre que William Noun a été détenu et interrogé par ceux qui devraient être derrière des barreaux. Le même jour, voir ce jasmin refleurir et regarder en même temps un morceau du pays qui meurt lentement…
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JE PRENDS LE TITRE ET JE DIS : NOUS SOMMES DEVENUS TOUS LACHES. LE PEUPLE QUI A TOUT PERDU, JUSQU,A SON AMOUR PRORE, SA DIGNITE ET SES ECONOMIES ET L,ESPOIR DE DEMAIN, ET QUI GROGNE, SE PLAINT MAIS SE TAIT EST RESPONSABLE DE SON DEVENIR S,IL NE PREND PAS TOUT DANS SES MAINS. CAR IL NE VIT PAS AUJOURD,HUI. IL EST MORT.
LA LIBRE EXPRESSION
18 h 08, le 17 janvier 2023