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Nos Lecteurs ont la Parole

Triste surprise

Triste surprise

« Je suis de retour en 2020, c’est la photo d’un café à Furn el-Chebbak ou j’allais souvent étudier en groupe avec mes meilleurs amis. » Photo Cézar Karam

Ce soir, je suis censé rédiger mes rapports scolaires que je dois rendre au plus tard à la fin du mois de janvier, je suis censé faire une synthèse bibliographique de quinze pages sur les leviers d’adaptation au dérèglement climatique des élevages bovins laitiers en France, je suis en retard, je stresse un peu, mais quand même, pas trop. J’ouvre mon ordinateur, j’essaie de m’y mettre, mais la dernière notification Instagram ne me facilite pas la tâche. Je suis de retour en 2020, c’est la photo d’un café à Furn el-Chebbak ou j’allais souvent étudier en groupe avec mes meilleurs amis. Sur cette publication du 7 janvier 2020, j’avais écrit : « Cute book stores in Beirut give me life ».

Il est, très souvent, difficile d’intégrer l’Université libanaise. Nous sommes des milliers chaque année à passer des concours pour avoir des places sans devoir payer une fortune pour poursuivre le même cursus dans des écoles privées. Une fois admis, c’était encore pire : il ne fallait consacrer sa vie que pour les études pour ne pas rater son année et passer à côté de ses rêves. Entre vouloir voyager, partir loin, changer le monde, découvrir les différents systèmes d’élevage sur la planète et vivre sans me soucier d’une crise économique, il a fallu que je m’investisse dans mes études. Je n’ai pas lâché, au contraire, même dans les moments les plus difficiles, je me forçais à le faire. J’avais cette habitude de me mettre dans un café avec Sandra, ma meilleure amie, afin de nous préparer pour les évaluations. À deux, nous faisions le tour des cafés, des bars et des rooftops de Beyrouth, du lundi au vendredi, tous les soirs de la semaine. Gemmayzé, Badaro, Furn el-Chebak, Hamra... Nous étions partout. Les cafés étaient blindés d’étudiants. Nous avons créé des liens avec des étrangers qu’on ne connaissait pas forcément, mais qu’on croisait tous les jours. Ces liens me poussaient à découvrir tous les cafés de la ville. Même en passant la moitié de notre temps à observer les passants, nous avons pu réussir la totalité de nos examens.

Le 7 janvier 2020, nous avons visité un café à Furn el-Chebbak, un quartier que la guerre civile a ravagé. C’était ma première fois, l’ambiance était incroyable, les gens très ouverts d’esprit, les chats se mettaient sur notre table et le serveur accueillait les gens avec un grand sourire. Nous nous sommes mis dans la première salle, c’était une librairie, les tables se trouvaient parmi des livres envahis de poussière et de souvenirs. Nous sommes partis 5 minutes avant la fermeture ; je me souviens être arrivé trempé à la voiture. Sandra m’a regardé, m’a pris dans ses bras et m’a chuchoté dans mes oreilles : « Ce sont nos derniers moments ensemble avant que tu ne partes en France. » Le moment était intense, j’essayais de cacher mes larmes et je savais que c’était ma dernière fois dans ce café.

Trois ans plus tard, j’ai reçu la notification sur Instagram. Ce n’est autre qu’un petit rappel de ce que j’ai posté le même jour il y a déjà trois ans. Je me faufile sur le compte du café et je découvre qu’il avait fermé. L’ambiance, les gens, les chats et le serveur, tout s’est écroulé devant moi pour une seconde. Le compte est passé en privé, la phrase « Our dream was bigger than our country » est écrite en légende.

C’est encore leur faute, ce sont nos politiciens corrompus qui dirigent toujours le pays, plus rien n’existe, tout a changé. Ils ont anéanti la capitale, brisé nos cœurs et détruit nos rêves. Ce café, comme beaucoup d’autres, n’existe plus.

Qu’est-il devenu des étudiants ? Qui a adopté les chats ? Le serveur vit-il toujours au Liban ? Et Sandra ? Est-elle au courant ?

Les vaches et les rendus attendront, ce soir je suis outré, triste et fatigué. J’ai envie de revenir à Furn el-Chebbak, de me mettre devant ce café et de crier jusqu’à ce que quelqu’un vienne m’ouvrir ses portes pour prendre, une dernière fois, mon thé.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique Courrier n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Ce soir, je suis censé rédiger mes rapports scolaires que je dois rendre au plus tard à la fin du mois de janvier, je suis censé faire une synthèse bibliographique de quinze pages sur les leviers d’adaptation au dérèglement climatique des élevages bovins laitiers en France, je suis en retard, je stresse un peu, mais quand même, pas trop. J’ouvre mon ordinateur, j’essaie de m’y...

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