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Culture - Exposition

Et vous, de quelle œuvre vous souviendriez-vous dans quinze ans ?

Pour célébrer ses quinze ans d’existence à Beyrouth, la galerie Tanit a eu la brillante idée de demander à ses artistes maison de choisir et de présenter chacun une pièce qui l’a particulièrement marqué parmi la production culturelle et artistique libanaise de ces 15 dernières années. Leur sélection de « Regards croisés » offre un panorama des plus éloquents...

Et vous, de quelle œuvre vous souviendriez-vous dans quinze ans ?

La galerie Tanit souffle ses 15 boujies avec un accrochage original et instructif. Photo courtesy la galerie Tanit

Naïla Kettaneh-Kunigk pouvait-elle présumer en inaugurant, il y a 15 ans, sa galerie Tanit à Beyrouth, qu’elle traverserait tant de bouleversements ? Pouvait-elle imaginer, même dans ses cauchemars les plus noirs, que l’espace qu’elle avait si soigneusement bâti au cœur de la capitale libanaise – tant du point de vue de son architecture que des œuvres qu’elle y présentait – allait subir un cataclysme comme celui du 4 août 2020 ? Certainement pas ! Même si les prévisions de pilotage en périodes troubles devaient certainement faire partie de ses plans, comme pour toute personne qui lance une activité dans ce pays de tous les revirements…

Mue par son profond intérêt pour les talents émergents du Liban, Naïla Kettaneh-Kunigk, qui avait construit depuis le début des années 1970 une carrière de galeriste en Allemagne (à Munich) axée surtout sur les artistes américains, avait tenu au début des années 2000 à participer plus amplement à la découverte et/ou à la promotion d’une nouvelle génération d’artistes libanais. C’est dans ce but qu’elle ouvre en 2007 une antenne beyrouthine de sa galerie Tanit – d’abord située au centre Gefinor à Hamra avant son déplacement en 2012 sur la rue d’Arménie à Mar Mikhaël – qui va contribuer à mettre en lumière le travail d’artistes pluridisciplinaires, à l’instar du duo de cinéastes et plasticiens Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, des photographes Gilbert Hage, Nadim Asfar ou Rania Matar, du réalisateur et artiste conceptuel Roy Dib ou encore de la compositrice et créatrice d’installations sonores Cynthia Zaven… Des artistes, parmi d’autres (dont certains précurseurs comme Fouad Elkoury ou Simone Fattal), qui ont pour trait commun de s’acheminer avec détermination sur les voies d’un art au langage contemporain, international et néanmoins imprégné des spécificités et contingences propres au pays du Cèdre.

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De la détermination, Naïla Kettaneh-Kunigk en aura fait preuve elle aussi. Ainsi que de résilience (un terme absolument galvaudé mais en l’occurrence irremplaçable !) et de persistance en rebâtissant en moins d’un an sa galerie soufflée par la double explosion au port et en reprenant aussitôt le cours des expositions.

Alors oui, après avoir réchappé à l’anéantissement dû à l’une des plus grandes déflagrations non nucléaires au monde, il semble normal que l’on ait envie de célébrer ses quinze ans d’existence sous le ciel libanais. D’autant que cette « célébration », d’une certaine façon inédite, prend la forme d’une exposition à la fois festive, réflexive et généreusement rassembleuse.

Arrêt sur image, issu de la vidéo de Nesrine Khodr choisie par Nadim Asfar. DR

Une question posée à tous

Car cette exposition intitulée « Regards croisés » a été conçue à partir d’une simple et même question adressée par la galeriste à une quinzaine de ses artistes maison. À savoir, « quelles sont les œuvres – événements artistiques, littéraires et cinématographiques – libanaises, qu’ils ont pu voir dans divers lieux culturels du pays, y compris à la galerie, et qui ont transformé leurs pratiques ou simplement marqué leurs regards au cours des quinze dernières années », indique dans sa note d’intention l’actuelle directrice du musée Sursock, Karina el-Hélou, qui avait participé à l’élaboration de ce projet en tant que curatrice invitée, quelques mois avant sa nomination à la tête de l’institution muséale beyrouthine.

À cette question simple, les artistes ont répondu avec autant de simplicité que de sincérité, semble-t-il, en étayant leur choix de quelques mots explicatifs. Et c’est là que réside l’attrait de cette exposition qui plonge le visiteur dans une atmosphère à la fois intimiste et plurielle, puisqu’elle lui dévoile en quelque sorte les arcanes des inspirations et des influences artistiques des uns et des autres. Des uns sur les autres aussi. Et cela à travers un parcours d’œuvres diverses – peintures, sculptures, installations, vidéos et films (voir le calendrier de projections ci-après) qui ne sont pas nécessairement les plus connues de leurs auteurs.

« Le poids de la lune », l’huile sur toile d’Etel Adnan (33x24cm ; 2017) retenue par Rania Matar. DR

Des pièces « influenceuses »

Dans ces « Regards croisés » présentés dans une belle scénographie, on retrouve ainsi parmi les pièces « influenceuses » aussi bien une petite toile d’Etel Adnan, la papesse de l’art contemporain libanais, choisie par la photographe Rania Matar pour ce qu’elle lui renvoie comme miroir émotionnel de sa propre situation d’artiste expatriée aux États-Unis – « à cause des bêtises de ceux qui font en permanence la guerre au Liban… » peut-on retenir de sa note explicative – que des choix plus en regard avec l’évolution des pratiques artistiques au Liban au cours de ces dernières décennies. À l’instar des performances filmées de Rabih Mroué qui feront percevoir à Karina el-Hélou (partie prenante elle aussi dans cette sélection) une manière nouvelle d’aborder l’art, à travers un discours politique, critique, dénonciateur de la violence quotidienne et contextualisé.

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On retiendra, en particulier, la remarquable installation du couple Joana Hadjithomas et Khalil Joreige: A letter can always reach its destination. Une pièce qui, au moyen d’une technique de projection – qui défie les sens – de silhouettes humaines qui vous regardent, vous parlent, vous implorent et vous interpellent, décrypte les arnaques internet et les conditions de la croyance.

« Living room » de Tamara el-Samerraei (135x140cm ; 2015), une acrylique sur toile retenue par Roy Dib. DR

Regards croisés à expérimenter

On découvrira les liens d’amitié et les conversations en cours entre artistes – Gilbert Hage et Jalal Toufic, Nesrine Khodr et Nadim Asfar ou encore Gregory Buchakjian et Fouad Elkoury – qui contribuent au tissage d’un maillage de courants qui façonnent la scène artistique et culturelle locale.

Quinze œuvres qui, depuis les peintures d’Etel Adnan et Huguette Caland aux travaux conceptuels de Jalal Toufic et Lamia Joreige, en passant par Danielle Genadry, Abed el-Kadiri ou Charbel Samuel Aoun, jouent les marqueurs d’une période. Sorties pour la plupart temporairement de collections privées, elles offrent autant une cartographie des discours et pratiques artistiques au Liban au cours de ces dernières années qu’une restitution, par touches mémorielles, de l’atmosphère générale d’une période post-guerre restée très imprégnée par les conflits… Et l’on embarque ainsi, par le biais de ces « Regards croisés », dans un parcours qui parle de l’évolution du paysage libanais dans tous les sens du terme : aussi bien artistique que culturel, politique et social… Un propos qui se diffuse, sans lourdeur, avec une sorte de légèreté ludique portée par la question du choix. Et, forcément, le visiteur de cette exposition ne manquera pas de se prêter lui aussi au jeu de l’œuvre marquante. Celle qui parmi toutes les pièces montrées dans cette exposition aura assez retenu son attention pour qu’il s’en souvienne, avec enthousiasme, dans 15 ans. À expérimenter absolument.

« Regards croisés », à la galerie Tanit de Beyrouth, imm. East Village, rue d’Arménie, à Mar Mikhael ; jusqu’au 2 janvier 2023.

Les artistes participants

L’exposition « Regards croisés » a été réalisée avec la participation dans le choix ou à travers les œuvres exposées de : Abed al-Kaderi, Nadim Asfar, Etel Adnan, Zena Assi, Gregory Buchakjian, Huguette Caland, Roy Dib, Fouad Elkoury, Tamara el-Samerraei, Simone Fattal, Chafa Ghaddar, Daniele Genadry, Gilbert Hage, Lamia Joreige, Khalil Joreige et Joanna Hadjithomas, Nesrine Khodr, Rania Matar, Randa Mirza, Jalal Toufic, Ghassan Zard, Cynthia Zaven. Ainsi que celles de la galeriste Naïla Kettaneh-Kunigk et de la commissaire invitée Karina el-Hélou.

Calendrier des projections

Parallèlement à l’exposition, la galerie Tanit de Beyrouth propose chaque jeudi du mois de novembre jusqu’au 22 décembre, et toujours à 18h, le programme de projections suivant :

– Le 24 novembre, Landscape at noon, vidéo de Roy Samaha, (2014-16 ; 66 minutes).

– Le 1er décembre, Tramontane, le film de Vatche Boulghourjian, (2016 ; 105 minutes) avec l’aimable autorisation de l’artiste et de MC Distribution.

– Le 8 décembre, A video in red and green (1995 ; 46minutes) de Jalal Toufic.

– Le 15 décembre, On three posters (2004 ; 18minutes) de Rabih Mroueh. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler Beyrouth/Hamburg.

– Et en clôture le 22 décembre, The lamentations series: The ninth night and day (2005 ; 60minutes) de Jalal Toufic.

Naïla Kettaneh-Kunigk pouvait-elle présumer en inaugurant, il y a 15 ans, sa galerie Tanit à Beyrouth, qu’elle traverserait tant de bouleversements ? Pouvait-elle imaginer, même dans ses cauchemars les plus noirs, que l’espace qu’elle avait si soigneusement bâti au cœur de la capitale libanaise – tant du point de vue de son architecture que des œuvres qu’elle y présentait –...

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