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Vigilances

Que l’on n’y voie surtout pas l’effet de quelque mièvre accès de nostalgie, mais il me faut commencer par vous parler brièvement d’un temps que les moins de soixante-dix ans ne peuvent pas connaître. Rien à voir cependant avec la célèbre Bohème d’Aznavour, car en cet âge d’or que vivait le Liban d’avant-guerre, rares étaient encore les citoyens qui criaient famine. Détail d’importance, on ne craignait pas d’arpenter sereinement, même seul ou à deux, même par nuit noire, les rues de la capitale. Vous étiez vite repérés de loin et salués d’un bref coup de sifflet à roulette par un de ces vigiles de la municipalité qui s’enquéraient poliment de votre destination ; ils poussaient même parfois la courtoisie jusqu’à vous proposer un brin d’escorte.


En ces temps d’infortune, et grâce à l’ONG Achrafieh 2020, un rassurant saut dans le passé est offert depuis quelques jours, quartier après quartier, aux habitants de ce secteur de Beyrouth où ont proliféré, ces dernières années, les vols à la tire, vols de voitures, cambriolages de domiciles et autres agressions nocturnes. Ces dizaines de volontaires, comptant dans leurs rangs des militaires et policiers retraités, sont revêtus de gilets distinctifs, et ils œuvreront en étroite coordination avec les autorités sécuritaires concernées (et apparemment débordées !). Achrafieh 2020, qui se propose d’étendre ses services à d’autres secteurs de la ville, se proclame non partisane et encore moins sectaire ; financée par de généreuses donations, l’association apporte déjà un soutien substantiel à plus d’un millier de familles beyrouthines frappées de plein fouet par la crise.


Pour tout dire, et c’est fort heureux, cette ONG n’a rien d’une milice. Ces vigiles du troisième type, tout juste équipés d’une matraque, ne sont guère une version locale du justicier privé, le vigilante d’Amérique, qu’ont incarné à grands succès, et avec force coups de Colt vengeurs, l’implacable Charles Bronson et, par la suite, Bruce Willis. C’est bien la première fois en tout cas, au Liban, qu’on voit des volontaires se dévouer pour la protection des simples citoyens et non de quelque repaire milicien, d’un chef politique ne se déplaçant qu’en un interminable convoi de mastodontes aux vitres fumées, de milliardaires barricadés dans leur palais ou d’une célébrité du show-biz en quête d’intimité.


Et pourtant on peut déjà entendre d’ici plus d’un coup de sifflet à connotation alarmiste. D’aucuns s’inquiètent ainsi d’un retour progressif à cette autosécurité qu’avaient instaurée, au sein de leurs domaines respectifs, les protagonistes de la guerre de 15 ans. À l’appui de leurs appréhensions, ils relèvent l’apparition depuis des mois dans la région du Akkar de groupes d’habitants armés montant la garde autour de leurs villages, et dont la rudesse ne serait pas unanimement appréciée. Pour finir, ils se désolent – assez ridiculement, faut-il dire – du discrédit qui en rejaillit sur l’autorité et le prestige de l’État.


Mais cet État scélérat qui a volé, appauvri et puis lâché sa population, n’est-ce pas plutôt bien fait pour sa gueule ? À quelle sorte de prestige en effet peut encore prétendre un tel État qui, en plus de tous ses abandons, est régulièrement en peine de se doter à temps d’un président de la République ; un État dont l’un des piliers, le président de l’Assemblée, répond par des boutades d’un goût douteux aux questionnements des parlementaires soucieux de conformité à la Constitution; un État en guerre contre sa propre institution judiciaire ; un État où la compagnie aérienne nationale ose vous expliquer qu’en cette saison de migrations d’oiseaux, il est hélas assez fréquent (et somme toute anodin ?) que les barbares rafales de kalachnikov destinées aux cigognes atteignent malencontreusement des avions de ligne ?


Il est impératif d’en être bien conscient : oui, c’est indéniablement un gravissime phénomène sociétal que traduit toute sécurité privée, quand bien même serait-elle animée des plus pures intentions. Nombreux en effet sont les écueils, les accidents, les abus, dérives et amalgames qui peuvent en résulter. Bien plus important toutefois que les bonnes idées et les louables initiatives est finalement l’usage qu’on en fait. Là repose certes la responsabilité de leurs auteurs et promoteurs, mais davantage encore celle de leurs détracteurs : notamment ceux qui font part de leurs alarmes depuis leur inviolable sanctuaire de la banlieue sud de Beyrouth.


Pour gérer sainement et sûrement la question, quel autre mot d’ordre pourrait-il mieux s’imposer à tous que celui, précisément, de… vigilance ?

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Que l’on n’y voie surtout pas l’effet de quelque mièvre accès de nostalgie, mais il me faut commencer par vous parler brièvement d’un temps que les moins de soixante-dix ans ne peuvent pas connaître. Rien à voir cependant avec la célèbre Bohème d’Aznavour, car en cet âge d’or que vivait le Liban d’avant-guerre, rares étaient encore les citoyens qui criaient famine. Détail...