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De quoi pleurer

Le sentiment comme style politique, comme outil de sensibilisation, de persuasion, de ralliement, cela peut-il marcher à tous les coups ?


Au plus fort de la guerre de 2006, le Premier ministre de l’époque Fouad Siniora était ovationné par les rois et présidents arabes réunis en sommet quand il fondait en pleurs en évoquant, dans son discours, les énormes ravages matériels et pertes humaines causés par les bombardements israéliens du Liban. S’il a réussi à retenir ses larmes devant le récent sommet d’Alger, son lointain successeur Nagib Mikati avait néanmoins des sanglots dans la voix lorsqu’il entreprit d’en appeler à la solidarité arabe après avoir énuméré les avanies subies par le pays du Cèdre plongé dans le noir, alors qu’il fut naguère un phare dans cette partie du monde.


La petite histoire retiendra cependant que les dramatiques épanchements de Siniora eurent effectivement pour effet de stimuler les pressions internationales en vue d’instaurer un cessez-le-feu ; fort providentiel était d’ailleurs celui-ci, même si le Hezbollah s’empressait d’y voir matière à divine victoire. Manque de pot, cette fois ; car il faut bien constater que l’ennemi israélien n’est pour rien dans la cascade de crises financières, socio-économiques et institutionnelles qui se sont abattues sur le Liban. Ces dernières sont le fait de ceux-là mêmes qui avaient pour mission de gouverner les Libanais, de gérer leur mieux-être, leur sérénité, leur sécurité matérielle. Or, non seulement ces dirigeants indignes ont épuisé toute leur énergie à se disputer des morceaux de pouvoir; mais ce faisant, ils en sont venus à dépouiller le peuple, dans leur conviction que leur propre prospérité est précisément la clé de leur pérennité au pouvoir.


Tout cela, les pays arabes (et surtout les plus riches d’entre eux) ne l’ignorent évidemment pas. Pour cette raison, Mikati n’avait aucune chance d’émouvoir outre mesure les chefs siégeant à Alger, et encore moins de les inciter à desserrer les cordons de la bourse à pétrodollars. En revanche, et tout démissionnaire que soit techniquement son cabinet, il reste, jusqu’à nouvel ordre, le représentant le plus haut placé d’un pouvoir exécutif proprement décapité par la vacance de la présidence de la République. Ainsi en décidait jeudi le Parlement lorsqu’il repoussait une requête de Michel Aoun présentée peu avant l’expiration de son sexennat et visant à dessaisir de toute légalité l’actuelle équipe : ce qui revenait à instaurer un magnifique vide intégral au niveau des institutions.


Le gouvernement Mikati reste donc en place, même s’il est strictement astreint à l’expédition des affaires courantes. Son chef se dit soucieux d’éviter la provocation que serait un quelconque transfert des prérogatives présidentielles, traditionnellement assumées par un chrétien maronite, à un organe dirigé par un musulman sunnite. Mais il n’exclut pas de battre le rappel de ses ministres si la gravité du moment vient à l’exiger : en langage courant, et comme l’ont bien compris tous les Libanais, si l’état de la sécurité intérieure vient, par malheur, à se dégrader. Car si l’électricité a déserté les habitations, les commerces et les industries, elle est dans l’air, elle y est même à profusion. En témoignent les échauffourées survenues dans les studios d’une chaîne de télévision, de même que la mise en garde lancée par le commandant de l’armée à quiconque serait tenté d’exploiter la situation à des fins politiques.


En définitive, et sans même avoir à envisager de telles extrémités, c’est en désastre – pour lui-même et pour sa communauté – que s’achève l’expérience d’une présidence chrétienne forte tentée par Michel Aoun à l’ombre d’une alliance non proclamée des minorités. Tour à tour hostile, résigné ou favorable à cet accord de Taëf devenu Constitution, il sera aujourd’hui même l’impuissant témoin d’une vaste et solennelle reconsécration de cette entente chère au prestige et à l’influence de ses parrains saoudiens.


Quant à la force dont a pu se prévaloir le régime, il l’a tirée de son allié, le Hezbollah, qui ne lui a consenti en réalité que les apparences et les avantages matériels du pouvoir. Et voilà que son parti, le CPL, se révèle au grand jour comme l’élément le plus faible, le plus défavorisé de cet invraisemblable ménage à trois qui comprend le mouvement Amal de Nabih Berry, l’ami de l’ami et pourtant le plus farouche de ses détracteurs. Incapable de désigner son champion, le trio n’a d’autre moyen de s’exprimer que ces masses de bulletins blancs sous lesquels il entend noyer l’élection présidentielle; et d’autre moyen de chantage que la perspective du vide.


Un colossal gâchis, en somme. Pour bien moins, ses auteurs devraient pleurer.

Issa Goraieb

igor@lorientlejour.com

Le sentiment comme style politique, comme outil de sensibilisation, de persuasion, de ralliement, cela peut-il marcher à tous les coups ? Au plus fort de la guerre de 2006, le Premier ministre de l’époque Fouad Siniora était ovationné par les rois et présidents arabes réunis en sommet quand il fondait en pleurs en évoquant, dans son discours, les énormes ravages matériels et pertes...