Froissement léger dans le gris cotonneux du matin : l’automne conspire. Après quatre ans d’interruption, l’Institut français du Liban ramène le livre au cœur de Beyrouth, et dans l’air flotte un air de fête. On se voit déjà niché dans les branches du bel arbre que l’artiste Charles Berbérian a fait surgir sur la Corniche, pour l’affiche de l’événement, habité par le peuple paisible des lecteurs, illuminé de l’intérieur comme une vision du Grand Meaulnes dans le crépuscule urbain. Il est immense cet arbre, démesuré autant que l’espoir qu’a fait renaître le retour de la littérature et des mots qui font sens dans la ville désanimée. Le plus beau est que, contrairement au Salon du livre qui a toujours été concentré dans un seul lieu, l’événement Beyrouth Livres va faire converger dans toutes les rues et places de la capitale plus d’une centaine d’auteurs francophones du monde entier, qui se rendront aussi dans les écoles et les universités pour créer du désir. Dix jours durant, on va allumer les lumières dans les théâtres, les cafés, les librairies, les musées, les ruines, ce tout partout de Beyrouth qu’on voudrait consoler et voir revivre et sentir pulser et vibrer comme avant. « Retisser du lien, se tourner vers l’avenir sans pour autant oublier les crises et les drames », avait dit l’ambassadrice de France, Anne Grillo, qui accueillera aussi, à la Résidence des Pins, le jury du Goncourt dont le déjeuner, une fois n’est pas coutume, n’aura pas lieu chez Drouant, mais sous les lambris ottomans d’où il annoncera ses finalistes. Lire, dire, de Beyrouth à Baskinta, de Tibnine à Deir el-Qamar, de Tripoli à Saïda, tous azimuts confondus.
Gratitude. Pour l’énergie déployée. Pour la main tendue à la culture qui se meurt, noyée dans la trivialité d’une crise économique sans précédent où s’étrique la dimension de l’esprit dans les conversations réduites à quelques phrases désespérées avec « dollar » pour sujet et objet.
À une semaine de la fête attendue, sur le bel arbre dessiné par Berbérian, s’est pourtant abattue une pluie de cailloux. De quoi est donc ministre notre ministre de la Culture, et quelle mouche l’a piqué d’aller renifler un « venin sioniste » chez des auteurs qu’il n’a jamais lus, peut-être seulement sur la base des consonances juives de leurs noms ? On savait la censure prompte à tailler dans les œuvres ou parfois en interdire la diffusion sans se donner plus de mal. Mais en arriver au procès d’intention contre des personnes invitées dans le cadre d’un événement dont le seul but est de remettre le Liban dans le chemin qui a longtemps été le sien, celui de la liberté de penser, de créer et de réfléchir, fait très mal. Traiter la France, à laquelle nous lie une histoire séculaire, de « pays étranger » est d’une absurdité incompréhensible, surtout dans le cadre d’une initiative de quasi-sauvetage à laquelle rien ne l’obligeait. Supputer une « normalisation culturelle masquée avec le sionisme au Liban » est enfin du plus haut comique, tant la langue de bois à l’usage des cerveaux lavés-essorés du public de la moumanaa détonne dans un tel contexte.
Que cache donc le communiqué du ministre ? Quel lien ces propos ont-ils avec le récent accord sur le tracé de la frontière maritime avec Israël ? Quel marché, quel marchandage, quelles pressions occultes, quel message en direction de la base, quelle tentative de restaurer quelle image viennent-ils troubler un événement dont tant de citoyens attendent une rare bouffée d’oxygène ? C’est à l’aune de telles interventions que nous mesurons aujourd’hui l’ampleur des luttes qui nous attendent si le camp liberticide poursuit son avancée. Il fut, bien avant les apprentis sorciers qui nous gouvernent encore, « un Liban des jardins ». Et nous n’avons qu’un choix, continuer à le cultiver.
Vous écrivez de Beyrouth à Baskinta, de Tibnine à Deir al Deir el Qamar et de Tripoli à Saida et Nabatieh?
13 h 29, le 20 octobre 2022