Le soulèvement du 17 octobre a été ressenti par des milliers comme un tournant dans la vie politique libanaise. En mai dernier, quelques mois avant le troisième anniversaire de ce que les gens appellent encore la thaoura du 17 octobre, le Liban a connu ses premières élections législatives depuis ce mouvement national. Un scrutin qui a permis l’élection de 13 candidats associés aux manifestations d’octobre 2019 et qui constituent désormais le bloc du changement au Parlement – le seul qui ne soit affilié à aucun des partis établis du pays.
Trois ans après le 17 octobre et cinq mois après les élections, où en sont les députés des forces du changement aujourd’hui ? L’Orient Today s’est entretenu avec plusieurs d’entre eux pour connaître leur avis sur le mouvement de contestation, ce qui a changé depuis et ce qui doit encore changer.
Un premier « moment d’espoir retrouvé »
L’une de ces députés du changement est Paula Yacoubian, qui représente la circonscription de Beyrouth I. Elle est la seule des 13 à avoir été précédemment élue en 2018, se positionnant à l’époque comme non sectaire et antiestablishment. Mme Yacoubian a démissionné du Parlement en 2020 à la suite de la double explosion meurtrière du 4 août. Dans une interview accordée à L’Orient Today, elle assure que même avant le 17 octobre 2019, son travail « consistait à convaincre les Libanais de se retirer des partis et de s’éloigner de la junte corrompue ».
Lorsqu’elle s’est présentée au Parlement en 2018, sa devise était que « s’associer à la classe politique traditionnelle est un suicide », explique-t-elle. « Je pense qu’après la thaoura, c’est devenu plus évident. »
Lorsque les protestations ont commencé en 2019, Mme Yacoubian faisait partie du groupe Tahalof watani dans le cadre duquel elle s’est présentée aux élections de 2018. Alors que le mouvement du 17 octobre s’installait dans la durée, Tahalof watani a rejoint d’autres groupes pour organiser des débats et d’autres activités sur la place des Martyrs, au centre-ville de Beyrouth. « La tente (de discussion) de Tahalof watani a été l’une des premières installées après le 17 octobre », se souvient-elle.
Mark Daou, député du changement à Aley, se souvient également des tentes installées en 2019. « Lorsque la thaoura a commencé, c’était comme un rêve, un mouvement qui a presque aboli le système politique », affirme-t-il. Pour Firas Hamdane, député de Marjeyoun-Hasbaya, les manifestations ont été un « moment de restauration de l’espoir ». « C’était notre chance de nous opposer aux politiques gouvernementales des 30 dernières années, qui ont augmenté les impôts sans mettre fin à la corruption et sans tenir pour responsables ceux qui ont participé au vol du siècle », ajoute-t-il, faisant référence aux contrôles illégaux que les banques ont imposés sur les dépôts de la plupart des gens lorsque la valeur de la livre libanaise a commencé sa chute libre fin 2019.
Un mouvement sans leader
Bien qu’ayant attiré initialement des foules immenses, le mouvement de protestation a perdu de son élan après des mois sans victoire politique majeure. Pourtant, selon M. Hamdane, l’un des changements significatifs apportés par les manifestations a été l’altération du débat politique. « Auparavant, il n’y avait pas de voix indépendante qui répercutait les besoins réels du peuple. La division était sectaire, parfois liée au partage des parts et parfois à des forces extérieures », estime-t-il. « La (thaoura) n’était pas une blague », ajoute-t-il.
En effet, quelques semaines seulement après le déclenchement de la thaoura, l’avocat Melhem Khalaf, l’un des protestataires en vue, a été élu président du barreau de Beyrouth. En 2022, Khalaf a été élu député de Beyrouth II et a rejoint le bloc du changement.
« Après cela, (les dirigeants politiques) ont commencé à craindre l’autorité du peuple et la possibilité de devoir rendre des comptes, une opinion publique s’est formée que certains blocs (politiques établis) ont commencé à prendre en compte », selon M. Hamdane.
L’un des points qui divisaient les manifestants en 2019 était de savoir si le mouvement devait avoir des leaders. « Il n’y aurait pas dû y avoir de leadership, tranche M. Hamdane. Si des leaders s’étaient démarqués, (les autorités) les auraient mis en prison. À l’époque, personne n’avait le droit de diriger les manifestations, tout le monde respectait quatre ou cinq objectifs principaux. »
Mark Daou a un autre point de vue. « Nous n’avions pas de programme, pas d’organisation et pas de leadership, se souvient le député de Aley. C’est pourquoi, en novembre (2019), nous avons tenu une première réunion qui a contribué à fonder le parti Taqaddom. » Le parti devait par la suite, en 2022, remporter deux sièges au Parlement, Mark Daou à Aley et Najate Aoun Saliba au Chouf.
« La foule rejetait l’idée d’un leadership », analyse M. Daou. Il se demande cependant si désigner un leadership n’aurait finalement pas bénéficié au mouvement de protestation. « Même si certains sont emprisonnés, ils peuvent être remplacés et ils seraient devenus plus forts, comme Nelson Mandela », dit-il.
Qu’il ait eu un leadership ou non, le mouvement de contestation a été violemment réprimé par les forces de sécurité et souvent par les partisans mêmes des forces de l’establishment. « Si le système n’avait pas utilisé tous ses outils de répression – détruire les tentes, arrêter et battre les gens, ruiner la réputation des activistes, les accuser d’être affiliés aux ambassades, etc. –, cette classe politique se serait retrouvée au dépotoir », veut croire Firas Hamdane.
Pour sa part, M. Daou estime que s’« il n’y a pas eu de changements politiques immédiats, il y a eu des changements sociaux massifs. Des centaines de milliers de personnes ont quitté les partis politiques (traditionnels), et cela s’est reflété dans les élections où quelques centaines de milliers de personnes ont voté pour nous ». Il se dit convaincu qu’il y aurait probablement pu y avoir beaucoup plus que 13 députés du changement sans la loi électorale de 2017, qui a dessiné les circonscriptions électorales du pays d’une manière à consacrer les frontières sectaires.
De la thaoura au Parlement
Maintenant que les 13 sont des représentants élus, on s’attend à ce qu’ils apportent au Parlement leur expérience politique issue de la protestation. Jusqu’à présent, ils ont soumis des projets de loi visant à protéger les silos du port de Beyrouth, à actualiser la loi protégeant les réserves d’or du Liban, à reconnaître les crimes commis contre les manifestants et à revendiquer la ligne 29 comme délimitation de la frontière maritime du pays avec Israël. Aucun de ces projets de loi n’a été approuvé par le Parlement. Bien que nouveaux en politique, les députés du changement sont souvent la cible de critiques sévères, y compris de la part des partisans de la thaoura. Ainsi, une photo de Mark Daou coupant un gâteau avec des membres du parti Kataëb après les élections de mai a circulé sur les médias sociaux, soulevant un tollé. Et la collaboration des députés du changement sur certaines questions avec certains partis traditionnels est considérée par de nombreuses personnes comme un détournement des principes de la thaoura.
« Nous ne sommes pas encore efficaces parce que nous n’avons pas l’expérience et les compétences nécessaires, mais nous essayons de mettre en place toutes les ressources », reconnaît M. Daou. « De plus, nous n’avons pas de programme clairement défini, ni de programme législatif proactif en place. Cela nous aiderait car nous serions en mesure de déterminer les points que nous voulons traiter et la manière de négocier avec les autres membres du Parlement », a-t-il ajouté.
Pour Firas Hamdane, cinq mois sont un délai trop court pour juger de la performance du bloc. Le changement ne peut se produire que si les députés travaillent main dans la main avec les mouvements de contestation pour défendre des questions spécifiques, affirme-t-il.
Paula Yacoubian identifie, pour sa part, le plus grand danger auquel le bloc est confronté. « D’un côté, il y a un camp qui fait campagne contre nous parce que nous ne voulons pas rejoindre son alliance, souligne-t-elle en référence à certains partis traditionnels qui se sont positionnés comme antiestablishment. D’autre part, il y a les partis qui essaient simplement de limiter l’influence globale du bloc. »
« Jusqu’à présent, je pense que nous sommes restés cohérents par rapport à nos slogans, aux actions que nous avons menées et aux principes du 17 octobre, qui, pour moi, était une révolution de la conscience avant tout », insiste-t-elle.
PRIERE LIRE DRAAT 3AL BLAAT. MERCI.
19 h 52, le 18 octobre 2022