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Lifestyle - Photo-roman

Les précieuses saisons du Liban

Le changement de saisons est un moment précieux pour les Libanais, auquel on s’accroche et qui évoque le retour des minuscules choses familières qui nous restent au milieu de tout ce qui a été perdu, arraché, emporté avec le temps.

Les précieuses saisons du Liban

Photo G.K.

« Où est passé l’automne ? » À travers le fracas d’une pluie battante, je peux les entendre pester et envelopper leurs complaintes dans de longs oh là là ! de soupirs. Des Parisiens trempés, comme souvent de mauvais poil, entassés autour de moi, les uns sur les autres, sous la banne d’une boutique qui dégouline de tous bords, en attendant que la pluie s’arrête. Un scooter passe et, illico, réduit ce qui restait de sec en nous à l’état liquide. « Oh là là ! » Même pas encore le mois d’octobre à Paris et déjà les dents qui grincent de froid, et déjà les feuilles écrasées au sol, sans même avoir eu le temps de faire leur habituel petit ballet orange dans le vent. Déjà les imperméables et les gros foulards, déjà les parapluies retroussés par les bourrasques, déjà les taxis qui ne viennent plus. Déjà les tables noyées dans des flaques d’eau sur les terrasses des cafés qu’on dirait emportées par une tornade, et déjà les vieux qui semblent sur le point de s’envoler. Déjà l’assombrissement constant des journées et la nuit au milieu du jour, déjà ces coups du temps qui suggèrent forcément quelque chose qui ressemble à une fin. « Où est passé l’automne ? » Je regarde cet hiver parisien en plein septembre et c’est peut-être bête, mais je pense aussitôt aux photos reçues quelques heures plus tôt de mon balcon à Beyrouth. La plus belle saison de mon bougainvillier fuchsia. La plus belle saison des moineaux qui s’arrêtent sur le carrelage irisé par les rayons généreux. La plus belle saison du vent, des montagnes que je vois au loin, derrière un ciel parfait. La plus belle saison du ciel, d’ailleurs, d’un bleu juste impossible; et la plus belle saison de la mer et du soleil. D’ailleurs j’appelle ça, cette saison qui se déploie au Liban entre la fin du mois de septembre et la fin du mois d’octobre : la saison du plus beau soleil, la saison du soleil doré.

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Le retour des choses minuscules

Au Liban, il y a une saison pour tout. C’est un moment précieux pour les Libanais, moi inclus. Une réalité ordinaire, mais dont on tire pourtant une extraordinaire fierté. Une chose à laquelle on s’accroche parce que le changement de saisons, ici au Liban, ne suggère pas le passage du temps, au contraire. Il évoque le retour des minuscules et douces habitudes qui nous restent au milieu de tout ce qui a été perdu, arraché, emporté avec le temps. Je pense à la saison présente, la saison du soleil doré. La saison de quand je recommence à voir les écoliers que les autocars ramassent à l’aube, tristes et encore hirsutes de sommeil, avec leurs tabliers repassés et leurs cartables qui pèsent des tonnes. La saison de quand on ne sait pas trop comment s’habiller, parce que l’on vit l’été indien libanais, mais qu’en même temps, à l’arrière du vent, on sent la pluie venir. Et puis l’odeur de la terre mouillée après les premières pluies de novembre, et le ciel qui nous semble tout d’un coup lavé, et les nuages qui laissent sur leur passage des empreintes cotonneuses. La saison des premiers ragoûts, des premières soupes dont les nuées remontent de chez les voisins, le addas bi hamod et la moujaddara tiède le vendredi. La saison de quand les journées raccourcissent et que les vendeurs de châtaignes aux bords des autoroutes se perdent dans leurs fumées qui sentent le bois sucré. La saison de la achta (chérimole) que l’on sert en fin de repas, avec les oranges et les clémentines dont le parfum de l’écorce colle aux doigts. La saison des feux de cheminée. La saison des mêmes sapins de Noël qu’on érige sur les places, des mêmes guirlandes qu’on suspend par-dessus les fils électriques, de la même décoration totalement désuète chez les petits commerces, et des mêmes chansons rabâchées que déversent les haut-parleurs d’un faux traîneau. La saison des retours pour les fêtes, du retour des sourires des parents et des grands-parents, celle du retour à l’odeur de la maison pour ceux qui sont partis. Puis la saison des départs de janvier, des cœurs en miettes et des valises pleines de choses qu’on a du mal à quitter, en se demandant à chaque fois à quoi ressemblera le pays à notre prochain retour.

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La saison des multiples saisons

Cette saison-là est aussi la saison des multiples saisons. Celle où l’on voit se matérialiser ce mythe complètement galvaudé du ski et de la mer le même jour, avec les cimes traversées par les traces des skieurs, et la corniche, en même temps, où se retrouvent ces baigneurs de toutes les saisons, avec leurs maillots Speedo et leurs torses reluisants. La saison des balcons qu’on savonne et qui se colorent ; celle des terrasses des bars et des restaurants qui se remplissent quand on y croyait plus. La saison des maamouls dont l’odeur de beurre sucré raconte le début d’un printemps. La saison des gardénias et des jasmins dont les effluves recouvrent tout à Beyrouth et partout ailleurs. Celle des amandes vertes et des prunes vertes, qui très vite mûrissent à mesure que les jours s’allongent et que la lune s’éclaircit à travers les vignes qui gonflent. La saison des maisons d’été qui ressortent de leur silence d’hiver les vieux meubles de balcons qui survivent en grinçant et ceux de la ville qu’on enveloppe dans de la naphtaline et des draps blancs. La saison des écoliers que je ne vois plus, jetés dans leurs autocars à l’aube. La saison des retours pour l’été, pour les plages et les fêtes et les villages qu’on croyait oubliés. La saison des Merry Cream et des caisses de figues et de pastèques et de pêches et de poires, comme de fières sculptures aux portes des primeurs. Courte saison qui vient et se termine toujours trop vite, avant celle du soleil doré où disparaissent à nouveau les avions qui repartent.

Regarder tous ces moments passer et revenir, être rassuré à l’idée que ces rendez-vous restent au milieu de tout ce qu’on a perdu : tout cela faisait partie d’une saison de ma vie. Je ne sais pas quand cette saison reviendra. Aujourd’hui, j’observe le passage des saisons sur le Liban de mon écran, serré, sous une pluie dégoulinante, contre des parisiens qui se demandent où est passé l’automne...

« Où est passé l’automne ? » À travers le fracas d’une pluie battante, je peux les entendre pester et envelopper leurs complaintes dans de longs oh là là ! de soupirs. Des Parisiens trempés, comme souvent de mauvais poil, entassés autour de moi, les uns sur les autres, sous la banne d’une boutique qui dégouline de tous bords, en attendant que la pluie s’arrête. Un...

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