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Lifestyle - Photo-roman

Le pays des « inchallah »

Le terme « inchallah », avec lequel nous avons tous été bercés, révèle aujourd’hui plus que jamais la vulnérabilité des choses et à quel point tout est devenu tellement fragile, imprévisible, au Liban.

Le pays des « inchallah »

Photo G.K.

Je dois prendre rendez-vous chez le moukhtar. Je me trouve incapable de vous donner la traduction exacte du terme moukhtar en français, vu que la connexion internet ne fonctionne pas chez moi depuis ce matin. J’ai beau éteindre et rallumer mon routeur, ensuite, à bout de nerfs, débrancher tout le système, puis, au bord de la crise de folie, j’ai beau passer à la vitesse supérieure – ce qui consiste à donner des coups au routeur en étant persuadé de l’efficacité de la technique –, rien à faire. La 4G de mon portable me fait également défaut, et contempler l’idée d’appeler l’opérateur Alfa n’est même pas une option. Bref, je dois prendre rendez-vous chez le moukhtar, le maire de mon village, afin de déposer auprès de lui une demande d’extrait d’état civil familial qu’il se chargera ensuite d’aller récupérer au registre d’état civil, pour que, à mon tour, j’aille, muni dudit document, faire ma demande de visa. Une procédure ordinaire.

Au téléphone, il me dit : « Viens le matin après 8h, mais avant 10h », sinon, la photocopieuse ne fonctionne pas, sinon, l’ascenseur ne fonctionne pas. « De préférence lundi ou mardi », précise-t-il ensuite, m’expliquant que le registre d’état civil couvrant ma municipalité n’ouvre que les mercredis. Comme le routeur, la photocopieuse et l’ascenseur, j’apprends que le registre d’état civil dont dépend ma municipalité ne fonctionne qu’en part time, uniquement les mercredis, « à cause de la pénurie de mazout (dont on dit qu’il est volé dans des bouteilles d’eau Sohat), à cause du manque de papier, à cause de l’absence d’encre ou d’employés », suppose le moukhtar. « Et alors, toutes les demandes déposées à partir de mercredi ne sont traitées que le mercredi de la semaine suivante. »

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Je viens de seulement prendre rendez-vous chez un maire pour demander le document officiel le plus ordinaire – mais dont je n’ai jamais compris la fonction réelle – que j’ai comme l’impression d’être en plein jeu du serpent et de l’échelle. D’ailleurs, n’est-ce pas cela la métaphore la plus éloquente de nos vies dans le Liban d’aujourd’hui ? La parfaite métaphore de comment nous sommes constamment amenés à faire des choses complètement insignifiantes et inutiles, mais qu’en même temps, ces choses inutiles sont essentielles à notre survie ; qu’en même temps, ces choses insignifiantes prennent à chaque fois le temps et l’ampleur d’une bataille ?

Un pays à côté

Le moukhtar de mon village m’attend au troisième étage d’un immeuble familial construit juste après la guerre civile. Un immeuble pour lequel on avait sans doute mis toutes les économies de la famille, simplement parce que la guerre était finie et que l’on pensait alors que tout ça était derrière nous, du passé, et que l’on ne rêvait alors qu’à se faire construire un immeuble avec un étage pour chacun des enfants. Un immeuble de cette époque, en pierre blanche comme de la craie, avec de petites colonnes en plâtre le long des balcons, du fer forgé sur les fenêtres en aluminium noir et une entrée en faux marbre couleur saumon qui brille.

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Au rez-de-chaussée, un snack tenu par le frère du moukhtar, célèbre dans le village pour ses burgers libanais et ses sandwiches de frites et taouk. Au rez-de-chaussée aussi, un parking divisé par des colonnes en béton sauvage, des Mercedes gris métallique datant du début des années 2000, un capharnaüm de rosiers plantés dans des boîtes de conserve et deux poules qui courent dans tous les sens en gonflant leurs plumes. C’est là que je viens récupérer un document officiel, un document d’État.

Au troisième étage, le bureau du moukhtar, qui me reçoit sur son siège en cuir noir piqueté de déchirures mal recollées en prenant comme à chaque fois des nouvelles de mon grand-père (décédé), de mon père, de ma mère, de ma sœur et si elle a déjà des enfants, et de moi si je pense à me marier, et des nouvelles de mon travail, et pourquoi ce visa, et qu’est-ce que je vais faire en Angleterre, et smalla, et alla yi waff’ak. Il me propose une cigarette et un café, « la rakwé est encore chaude », insiste-t-il en retirant l’assiette fleurie posée sur ladite cafetière. Le moukhtar place ma carte d’identité dans une photocopieuse qui coince et ronronne, et il s’applique à remplir, à la main, au Bic bleu, et en épelant chaque mot qu’il écrit à haute voix, une ifedet sakan (attestation de domicile) dont il se trouve que j’ai également besoin pour ma demande de visa. Entre chaque deux cases remplies, il se retourne vers le ventilateur et reprend son souffle en tapotant ses joues à l’aide d’un mouchoir sorti de la poche de sa chemise à carreaux. Une fois l’opération terminée, il retire de son tiroir en fer qui grince un timbre, il pose l’index dans un humidificateur de doigt (l’éponge circulaire orange qu’on ne trouve plus que dans les administrations publiques au Liban) qui s’avère être desséchée ; alors, il se lèche le doigt puis le timbre, et il signe le formulaire. Pour l’extrait d’état civil familial, « il faudra revenir mercredi en fin de journée ». Je demande : « C’est sûr ? Parce que j’ai mon rendez-vous de visa le lendemain. » Et il me répond : « Inchallah.  »

Un pays fragile

Je ressors par le hall d’entrée en marbre brillant, puis le parking avec les Mercedes gris métallique, les rosiers et les poules, puis le snack ; avec cette attestation rédigée à la main, la curiosité encombrante mais drôle du moukhtar et l’absurdité de tout ça ; ce moment juste surréel qui raconte à lui seul à quel point le Liban n’est pas juste en retard sur le reste du monde, mais à quel point il est juste à côté, en marge du monde. Des choses pareilles ne se passent qu’au Liban, et il faut être libanais pour les comprendre. Je pense aussi, surtout, au mot inchallah avec lequel j’ai certes été bercé, mais que je n’ai jamais autant entendu qu’à présent, maintenant que le pays, son présent et son avenir nous semblent si aléatoires, sur le fil du rasoir. Il n’y a pas, il n’y a plus une question à laquelle on ne répond pas au Liban par un inchallah. Plus une phrase qu’on ne termine pas par inchallah ou, dans une autre déclinaison, in Alla rad (si Dieu le veut). Inchallah, me dit le moukhtar quand je lui demande si mon extrait d’état civil familial, ce papier on ne peut plus ordinaire, sera prêt à temps, si je réussirai à l’obtenir. Inchallah qu’ils aient du fuel, de l’encre, du papier, des fonctionnaires au registre d’état civil. Inchallah qu’ils soient ouverts. Inchallah, me répond le gars du générateur à chaque fois que je lui demande si la panne du moteur sera réglée, si le fuel sera assuré pour le faire fonctionner demain. Inchallah, nuance le représentant des distributeurs de carburants dans ses déclarations télévisées quand les journalistes l’interrogent sur l’ouverture des stations-service, sur la livraison d’essence. Dans 15 minutes, inchallah, présume le livreur lorsque je l’appelle pour savoir où en est ma livraison. « Vous aurez l’eau courante demain, vous aurez ce médicament la semaine prochaine, vous aurez votre virement d’ici à la fin du mois, inchallah. » Michel Aoun quittera le palais à la fin de son mandat, on élira un nouveau président de la République, on réussira à tracer la frontière maritime avec Israël, la guerre régionale n’arrange vraiment personne, les choses iront mieux, inchallah. Même pour un simple « on se voit demain », il y a un inchallah qui suit.

Mais qu’est-ce qu’il peut bien avoir à faire, Dieu, avec la livraison de fuel, Michel Aoun ou mon extrait d’état civil familial ? Ce inchallah, qu’il soit celui des optimistes compulsifs, celui des prudences ou celui des fausses promesses, ne veut pas dire qu’on confie les choses à Dieu ; ce inchallah ne suppose rien de religieux, au contraire. Ce inchallah révèle la vulnérabilité des choses et à quel point tout, ici, est devenu tellement fragile, imprévisible, capable de basculer à tout moment. Il suggère ce Liban sur le fil ténu de l’imprévu, ce Liban impossible à prédire, jeté qu’il est aux mains du hasard, de l’inconnu. Ce inchallah suggère aussi, quelque part, ce résidu d’espoir que je ne sais franchement plus où les Libanais se débrouillent pour le trouver.

Je dois prendre rendez-vous chez le moukhtar. Je me trouve incapable de vous donner la traduction exacte du terme moukhtar en français, vu que la connexion internet ne fonctionne pas chez moi depuis ce matin. J’ai beau éteindre et rallumer mon routeur, ensuite, à bout de nerfs, débrancher tout le système, puis, au bord de la crise de folie, j’ai beau passer à la vitesse supérieure –...

commentaires (6)

Qu'il est plaisant de lire un tel récit en ces temps tourmentés ! Rassurez-vous cet Inchallah existe aussi en France. Mais peut-être est-ce dans la communauté maghrébine ? Car lorsque ma femme de ménage est sur le point de partir, travail effectué, et que je lui lance "à mardi prochain, donc", elle me répond les yeux au ciel " inchallah". A tel point que j'ai fini par le prononcer avant elle ce fameux "Inchallah" :-)))

Lilou BOISSÉ

12 h 13, le 06 septembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (6)

  • Qu'il est plaisant de lire un tel récit en ces temps tourmentés ! Rassurez-vous cet Inchallah existe aussi en France. Mais peut-être est-ce dans la communauté maghrébine ? Car lorsque ma femme de ménage est sur le point de partir, travail effectué, et que je lui lance "à mardi prochain, donc", elle me répond les yeux au ciel " inchallah". A tel point que j'ai fini par le prononcer avant elle ce fameux "Inchallah" :-)))

    Lilou BOISSÉ

    12 h 13, le 06 septembre 2022

  • Merci pour cet excellente réflexion sur "Inshallah" et n'Allah rad". Dans le temps, Inshallah pouvait aussi bien signifier "si Dieu veut, cela aura lieu" ou "tu peux toujours rêver, cela n'aura pas lieu" et il me fallait analyser et interpréter le timbre de la voix et le body language pour savoir quel Inshallah je devais comprendre. Aujourd'hui, je l'entends des centaines de fois par jour et c'est toujours le même constat d'impuissance que le mot véhicule. Aujourd'hui, Inshallah veut dire: ce n'est pas entre mes mains, il faudrait que Dieu s'en mêle"...

    Joelle Giappesi

    09 h 24, le 06 septembre 2022

  • Pauvre de lui, Allah... Inclus dans tous les mots que des mécréants manipulent à leur avantage

    KASSIR Mounir

    18 h 38, le 05 septembre 2022

  • La formule complète est IBM: Inchallah, Boukra, Maaleich…

    Gros Gnon

    14 h 47, le 05 septembre 2022

  • je me demande comment on fait ?c'est la question que je me poses le matin et le soir !inchallah kheir bientot

    Maya B.

    11 h 39, le 05 septembre 2022

  • Espoir...quel espoir... l'espoir est mort en même temps que la jeunesse a émigré... Inchallah n'est pas de l'espoir c'est de la résignation

    Emile G

    09 h 14, le 05 septembre 2022

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