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Lifestyle - Photo-roman

Du café chez sa banquière au revolver sur la tempe

Comme ça, presque du jour au lendemain, de l’époque des 1 500 livres libanaises à celle d’aujourd’hui, ces banques qui nous semblaient comme un lieu familier, quasi familial, se sont transformées en terrain hostile. En ennemies.

Du café chez sa banquière au revolver sur la tempe

Photo G.K.

Je les connaissais tous, un par un. À commencer par Charbel, toujours debout au milieu de la rue, devant la banque. Toujours avec sa casquette et son gilet à poches bleu fumée, toujours trempé de sueur, toujours encombré par une masse de clefs de voiture en pagaille ; encombré par les voitures elles-mêmes que les clients lui jetaient et qu’il se débrouillait à faire contenir sur la petite esplanade dallée qui servait de parking à cette branche de la banque avec laquelle je traitais. Je dis « traitais » et pas « traite » parce que depuis trois ans, mes visites à la banque se sont progressivement réduites à de simples duels nocturnes avec le distributeur de billets (ATM), d’où je repars bredouille la plupart du temps, en frôlant à chaque fois la crise de nerfs et avec toujours l’immense envie d’exploser l’appareil.

Je connaissais donc Charbel, qui se chargeait aussi d’arrêter la circulation pour me faire passer, et qui m’ouvrait la portière de la voiture puis prenait ma clef, et se débrouillait par magie pour ranger ma voiture dans le monticule d’autos déjà entassées. Je connaissais Abdo et Georges, les deux agents de la sécurité dont à l’époque – douce et trouble époque – l’emploi se résumait à ouvrir la porte aux clients, la refermer derrière eux, et parfois aux heures de pointe à les aider à retirer leur numéro des distributeurs de tickets. La garantie d’une sécurité, en ce temps, se limitait à ces gestes-là. Je connaissais aussi Roula au guichet 1, Johnny au guichet 2, Maria au guichet 3, Jessy au guichet 4, Rudy au guichet 5, et je connaissais Huguette, la directrice de la succursale dans son bureau vitré, qui aide ma mère pour ses formalités depuis des années, même avant ma naissance. Et je connaissais Hélène qui s’occupait de distribuer le café avec des carrés de chocolat noir de chez Patchi. Je les connaissais tous, et je dois avouer qu’au cours des années, il y a eu une forme d’intimité qui s’est construite avec ces parfaits inconnus employés de banque. Cette forme de lien est symptomatique des rapports humains au Liban, de ceux qu’on se voit développer avec des étrangers de notre quotidien sans même s’en rendre compte. La banque, c’était ça, d’ailleurs ; en somme, jusqu’à l’automne de 2019 : un lieu familier, presque familial, échantillon de comment marche ce pays où rien ne marche. Mais tout cela me semble si loin aujourd’hui.

Comme dans une autre vie

Et quand j’y repense, comme d’ailleurs à toutes ces choses d’avant 2019 qui ont changé ou complètement disparu, je me retrouve à instinctivement répéter cette phrase que j’entends sans cesse depuis au moins deux ans : c’était comme dans une autre vie. Comme dans une autre vie, les employées de banque que je regardais se balader sur leurs talons hauts en attendant mon tour, sapées comme des tueuses et constamment débordées, à passer des coups de fil ou pianoter sur leur portable. Leurs collègues masculins dans leur costume-cravate bien serré, qui prenaient des airs sérieux en chuchotant à leurs supérieurs, tous convaincus de gérer les comptes de Wall Street. Si seulement on savait à l’époque que leur fonction se résumait à exposer directement – à travers des obligations en devises – ou indirectement – par le biais de la banque centrale – les dépôts de tout un peuple à un État voleur et mafieux… Et la directrice de la succursale qui ne laissait entrer dans son bureau que les intimes ou les clients à gros comptes. Et les préposés au guichet qui, de toute éternité, avaient à leur droite un(e) jeune stagiaire complètement ennuyé(e), mais dont les parents voulaient sans doute absolument le/la jeter dans le secteur bancaire, parce que c’est notre fierté, parce que c’est le pilier de notre économie, n’est-ce pas ? À voir tout ça, cumulé à l’effort qui était mis dans le réaménagement constant de cette succursale, et surtout avec le peu de connaissances financières dont je disposais à l’époque, toute cette affaire me semblait sérieuse, ou en tout cas loin d’être sur le point de s’effondrer du jour au lendemain.

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Je reviens sur la question de l’aspect familier, presque familial, de la banque, parce que c’est sans doute cela aussi qui explique pourquoi la plupart des Libanais – en dépit des intérêts faramineux censés annoncer un danger imminent – avaient choisi de garder leurs économies au Liban. Il y avait jusqu’en 2019 une réelle confiance entre le déposant et son banquier. Je me souviens de l’été 2019, ma dernière visite à la banque telle qu’on la connaissait. Des rumeurs avaient commencé à circuler à propos d’un effondrement de la livre, et j’avais donc été consulter ma banquière à ce sujet. « Ne t’inquiète de rien, il n’y a rien. Hott idék bi may berdé. » Et je l’avais crue. Aujourd’hui, je ne l’accuse en aucun cas de m’avoir induit en erreur, mais tout ça pour dire qu’il y avait un tel rapport de confiance entre nous que je n’avais même pas douté de ses propos.

Un terrain hostile

Dans cette autre vie donc, l’époque des 1 500 livres libanaises, je me souviens de cette banquière qui me recevait dans son bureau vitré, qui prenait de mes nouvelles et me parlait de ses filles dont les photos étaient encadrées sur son bureau, ainsi que sur le mug où elle buvait un Nescafé après l’autre, en vérifiant son rouge à lèvres entre deux gorgées. Aucun rapport d’intimidation entre nous, je me souviens juste qu’elle me disait en plaisantant que « ce mois, zedta », tu as exagéré, quand j’avais forcé sur ma carte de crédit, mais qu’elle finissait ensuite, invariablement, par augmenter le plafond ma carte. « Bon, OK, je le fais, mais à condition que tu me rapportes mon parfum avec toi de Paris », rigolait-elle en m’accompagnant vers la sortie. Je me souviens du café qui débarquait à peine installé chez elle, servi par Hélène avec des carrés de chocolat noir de chez Patchi. Je me souviens de ces textos WhatsApp qu’on s’échangeait quand j’avais besoin d’un papier ou pour peu que ma carte se soit fait manger par un ATM au fin fond du monde. Je me souviens d’avoir été invité à son mariage. Je me souviens des cadeaux que la banque envoyait tous les Noël, avec un petit mot écrit par la directrice de la succursale. Des cadeaux variant selon les montants des comptes, et allant du légendaire stylo à la griffe de la banque à la valise de voyage, en passant par le carnet en cuir siglé du logo de l’établissement, le panier de chocolats, le parapluie ou la machine à espresso. Je me souviens des plantes impeccables, des œuvres d’art à l’entrée, du « surround system » d’où émanait une voix synthétique, et puis bien sûr de cette machine qui proposait au client de noter son expérience en pressant sur un visage allant du souriant au très énervé. Je me souviens des affiches placardées partout et qui nous faisaient toutes sortes de promesses. Des promesses aux adolescents qui espèrent une première voiture, des promesses au jeune bachelier qui aurait besoin d’un financement pour monter sa start-up, des promesses à un jeune couple marié qui chercherait à s’installer, des promesses à une femme qui rêverait d’une chirurgie esthétique – souvenez-vous de ces prêts bancaires pour de la chirurgie esthétique –, des promesses à un vieux couple à la retraite...

Tout cela est parti en fumée !

Il y a deux semaines, juste au moment où des déposants en colère, partout, ont dû braquer des banques pour avoir accès à leur propre argent, je me trouvais à la banque, ce lieu familier-familial, devenu du jour au lendemain un terrain hostile. Un ennemi. J’ai regardé d’un côté les clients faire la queue : l’adolescent et le bachelier, le jeune couple et les parents, les vieux à la retraite, tous avec des attestations, des papiers et des lettres qui, pensent-ils, leur permettraient de quémander des miettes de leur propre argent. J’ai pensé aux cadeaux de Noël, au café, aux chocolats noirs de chez Patchi et à la machine qui permet de noter notre expérience. J’ai repensé au terme « banques zombies » sur lequel j’étais tombé dans plusieurs articles décrivant le système bancaire libanais tel qu’il est aujourd’hui. Comment mieux dépeindre à quoi ressemblent les banques aujourd’hui ? La vampirisation de tout un peuple.

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Puis j’ai regardé, de l’autre côté de cette frontière invisible, Charbel, Abdo, Georges et le peu d’employés qui restent encore de l’autre vie. Tous ceux que je connaissais, un par un. Et puis j’ai pensé à Sali Hafez, dont les images arrivaient sur mon écran. Et sans même y réfléchir deux fois, je me suis dit que si j’étais dans sa condition, j’aurais fait pareil. Sans hésiter, pour une sœur ou un parent malade, pour un enfant sur le point de perdre sa scolarité, pour ma dignité, pour mes droits les plus élémentaires... Oui, j’aurais sans doute mis un faux revolver sur la tempe de cette banquière avec qui, dans une autre vie, je prenais le café avec des carrés de chocolat noir de chez Patchi.

*Tous les prénoms ont été modifiés

Je les connaissais tous, un par un. À commencer par Charbel, toujours debout au milieu de la rue, devant la banque. Toujours avec sa casquette et son gilet à poches bleu fumée, toujours trempé de sueur, toujours encombré par une masse de clefs de voiture en pagaille ; encombré par les voitures elles-mêmes que les clients lui jetaient et qu’il se débrouillait à faire contenir sur la...

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HSBC et autres ont quitté le sol libanais depuis quelques années car elles sont professionnelles.

Eddy

09 h 51, le 26 septembre 2022

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Commentaires (1)

  • HSBC et autres ont quitté le sol libanais depuis quelques années car elles sont professionnelles.

    Eddy

    09 h 51, le 26 septembre 2022

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