14 juillet 2022. Le soir où je suis rentré à Beyrouth après deux mois d’absence, c’est le même chauffeur de taxi, de la même compagnie de taxis, « Star », qui m’attendait à la même place B5 du parking de l’aéroport où l’on a l’habitude de se donner rendez-vous. Par notes vocales interposées sur WhatsApp, la veille de mon retour, je lui signale que je rentre et à quelle heure, et invariablement il me répond la même chose : « Eh habibé, ya ahla ! Lek, metel el 3adé, 3al B5 », « Mwaffa2. Bel Salémé », « Wlak tekram », toujours décorés de Gif de chapelets, de saint Charbel et de la Vierge à qui il dit me confier ; quand je vois les chauffeurs de taxi parisiens froncer les yeux et me fusiller dans le rétroviseur, quand je les entends lâcher un long « haaa ! » de soupir, pour peu que je m’aventure à leur demander de changer de station radio.Élie m’attend à la place B5, dans la puanteur chaude et collante du parking de l’aéroport. Adossé au capot de sa Toyota blanche, dans un polo rouge, un jeans mou retenu par une ceinture bien serrée, le regard ailleurs, nulle part, et une Cedars entre les doigts. Il insiste pour porter mes valises et les mettre dans le coffre, il dit ma bi sir et je dis non ma bi sir et il renchérit et on finit par le faire à deux. La Toyota blanche s’affaisse, la Toyota blanche a du mal à démarrer, la Toyota blanche rajoute une couche de soucis à la déjà débordante pile de soucis d’Élie. Et là, comme à chaque fois, monter dans la Toyota blanche d’Élie, au retour d’un voyage, c’est prendre en quelques secondes le pouls du Liban, c’est recevoir le bilan de santé de ce pays où l’on arrive désormais sans vraiment savoir à quoi s’attendre. La saison des arrivées.
Mais oui, c’est normal
Dans la Toyota blanche qui roule dans le noir, on arrive en dix minutes à peine au niveau de l’avenue Charles Hélou, presque au niveau du port, presque au niveau de la mort. Ce soir-là du 14 juillet 2022, comme les soirs qui ont précédé, les silos brûlent. J’avais eu vent de l’information, mais seulement en diagonale, sans m’appesantir, sans prendre la mesure de la chose, puisque je rentrais d’une semaine de vacances et que cette semaine-là j’avais volontairement décidé d’arrêter les nouvelles, de mettre en silence les groupes WhatsApp, de prendre une pause, de retrouver mon souffle. Devant les silos qu’Élie ne regarde même pas, je vois les flammes rouges et je lui dis, en panique : « Mais Élie, arrête-toi, les silos sont en feu! Il faut faire quelque chose, appeler quelqu’un, prévenir les pompiers, je ne sais pas. » Élie freine brusquement, la Toyota blanche sursaute et s’arrête. « Tu m’as fait peur ! Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal, ça fait une semaine que c’est comme ça, le feu commence à la tombée de la nuit et il s’arrête au lever du jour. » Élie me parle de ce feu qui commence et s’arrête comme de la progression naturelle, normale, banale de quelque chose, comme l’on parle d’un soleil qui se lève et qui se couche, comme l’on parle du passage du temps. « Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. » De retour chez moi, la première chose que j’ai faite, c’était aller consulter le site de L’Orient-Le Jour. J’ai lu à propos du feu normal, qui n'était même plus en page d’accueil du site web, j’ai lu à propos de ce soleil à l’envers qui apparaît au coucher et disparaît par on ne sait quel mystère à l’aube. J’ai regardé les groupes WhatsApp mis en silence, j’ai réagi avec du retard, j’ai envoyé des messages à mes amis, et tout le monde m’a répondu la même chose, les mêmes mots qu’Élie : « Tu es en retard. Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. » En quelques secondes seulement, j’avais pris le pouls du pays.
Les premiers jours qui ont suivi, à chaque fois que je passais en voiture devant les silos, je freinais brusquement et je m’arrêtais. Puis, au fil des jours, je me suis mis à seulement ralentir sur l’avenue Charles Hélou. Une semaine plus tard, je ne freinais plus brusquement, je ne ralentissais plus sur l’avenue Charles Hélou, je ne regardais plus les silos. Je ne voyais presque plus le feu. « Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. » En quelques jours seulement au Liban, je m’étais habitué. Quelques jours seulement au Liban avaient suffi pour que mon corps et mon mental s’adaptent et se reprogramment en mode absurdité, en mode folie. En mode « mais oui, c’est normal ».
Complètement schizophrène
En quelques jours seulement, mon horloge biologique avait mimé celle du générateur, mes pas et mes bras savaient me conduire de l’entrée de mon immeuble jusqu’à la serrure de ma porte, puis ma salle de bains, puis mon évier, puis ma brosse à dents, puis ma serviette, puis mon lit, tout ça dans le noir, tout ça sans trébucher sur quoi que ce soit. Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. En quelques jours seulement, à peine la rumeur d’une pénurie d’essence avait-elle commencé à circuler qu’imperceptiblement, mécaniquement, par réflexe, ma voiture était déjà rangée dans une file de voitures, devant une station d’essence où faire le plein pour un million de livres libanaises, une pile de billets épaisse comme un livre, épaisse comme un salaire, n’avait pas même réservé l’ombre d’une surprise. « Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. » En quelques jours seulement, j’avais compris l’incompréhensible, j’avais adhéré aux règles du jeu, les foules devant les boulangeries et les foules dans les boîtes et les bars et les restaurants et les plages et les hôtels. En quelques jours, j’étais devenu complètement schizophrène. « Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. »
À tel point que lorsque jeudi dernier – alors que je me trouvais à la galerie Sfeir-Semler pour un vernissage –, quand j’ai reçu une notification de L’Orient-Le Jour signalant que « demain après-midi, il n’y aura plus d’électricité publique au Liban », j’ai rangé mon portable et j’ai continué d’écouter l’artiste Ania Soleiman me parler de l’incidence de la nature sur la technologie. J’ai terminé la soirée dans les rires de mes amis, sur une terrasse de Abdel Wahab où l’arak avait le goût de la fumée des générateurs autour. « Ftakarna fi chi, j’ai cru qu’il y avait quelque chose de grave. Mais oui, c’est normal. »
Bientôt, par notes vocales interposées, je signalerai à Élie que je repars, et il m’attendra sous la maison, prêt à m’aider à porter mes valises et mon cœur qui pèse des tonnes. La saison des départs. Cette autre saison coincée entre l’été et l’automne arrive de manière quasi théâtrale à chaque fois, comme un coup du destin. À l’inverse des vraies saisons, cette saison ne suggère pas le passage du temps, au contraire. Cette saison nous ramène au cercle vicieux de nos vies de Libanais, à la fatalité de l’arrachement, à la fatalité du cycle des allers et des retours qui est le nôtre et pour toujours. Cette saison nous fait réaliser que nous, revenus pour l’été de la normalité la plus normale, il nous faut si peu de temps pour nous réhabituer aux anomalies, à la folie de ce pays. Cette saison nous rappelle qu’on a beau le haïr, le craindre et le trouver fou quand on est loin, une fois qu’on y revient et qu’on y goûte, le Liban nous recolle à la peau, revient dans nos systèmes comme une addiction, et il devient, comme à chaque fois, si difficile de le quitter.
Pourquoi quitter alors? Si toutes les "personnes bien", qui ont encore les moyens de se payer deux semaines de vacances, partent, c'est assimilable à non-assistance à pays en danger, non?...
11 h 30, le 29 août 2022