Alors que le pays semble se diriger vers un vide total au niveau de l’exécutif, pour la première fois de son histoire moderne, la menace sécuritaire (re)pointe son nez. Ce week-end, deux régions du Liban ont été secouées par des troubles sécuritaires loin d’être anodins : Tripoli et Aïn el-Heloué, qui ont toujours servi de boîte aux lettres dans un pays aussi polarisé que le Liban, qui sombre dans une crise économique et sociale sans précédent. D’abord vendredi soir, des agresseurs non identifiés ont ouvert le feu sur un magasin de téléphonie mobile et lancé une grenade qui n’a pas explosé, dans le quartier du Tell, à Tripoli, la ville la plus pauvre du pays. L’incident a fait quatre morts. Le lendemain, dans le camp palestinien de Aïn el-Heloué, près de Saïda, des affrontements à l’arme lourde ont eu lieu entre des clans rivaux, faisant sept blessés. Incidents isolés ? Si rien ne prouve le contraire, des questions sur la concomitance de ces troubles se posent.
Financement de groupes armés
À Tripoli, tout a commencé quand un repris de justice, K.A., « ayant des antécédents criminels et terroristes », selon l’armée, et trois individus arrivés à moto et dont l’identité demeure inconnue ont ouvert le feu en utilisant des armes de guerre contre un magasin de téléphonie mobile. Des affrontements armés entre les deux camps ont suivi, faisant quatre morts : le repris de justice ainsi que le propriétaire du magasin et deux frères employés. « Les quantités d’argent retrouvées dans l’échoppe indiquent que le propriétaire fait partie des cellules de financement de groupes armés dans la ville », explique à L’Orient-Le Jour une source sécuritaire tripolitaine sous couvert d’anonymat. Le propriétaire de la boutique, M.K., est originaire du quartier alaouite de Jabal Mohsen dans la capitale du Nord. Une rivalité cinglante oppose ce secteur à celui de Bab el-Tabbané, majoritairement sunnite. « Des groupes essayent de profiter de la situation difficile au Liban pour détruire ce qui reste de la stabilité du pays », estime un ancien responsable sécuritaire. À la suite de cette fusillade, des tirs ont retenti vendredi soir dans divers quartiers de Tripoli et une grenade a été lancée dans la localité de Rifa. Ces incidents ont été suivis de plusieurs heurts qui ont fait des blessés à Kobbé et à la place de l’Étoile. L’armée et les Forces de sécurité intérieure ont été déployées pour rétablir le calme.
Cet incident a fait craindre un nouveau round d’affrontements entre les quartiers rivaux de Jabal Mohsen et de Bab el-Tebbané. Toutefois, dans les milieux politiques, on se veut plus nuancé. « Le propriétaire du magasin était de confession alaouite, mais ses deux employés étaient sunnites », affirme Ali Darwiche, ancien député alaouite de Tripoli, proche du Premier ministre sortant Nagib Mikati. « Pour le moment, la piste criminelle est privilégiée par les organes sécuritaires, qui doivent poursuivre leur enquête et dévoiler la vérité », rajoute-t-il. Dans un communiqué publié hier, l’armée a annoncé l’arrestation de deux suspects et la saisie de deux kalachnikovs, de trois grenades et d’une grande quantité de munitions qui étaient en possession du suspect. Elle a ajouté qu’elle avait remis une personne arrêtée ainsi que les objets saisis à la justice et qu’une enquête avait été ouverte.
Une réunion du conseil central de sécurité, organe présidé par le ministre de l’Intérieur, a été fixée mardi pour rétablir l’ordre, a confié une source au ministère à L’Orient-Le Jour. Interrogé, le député tripolitain et ancien chef des Forces de sécurité intérieure Achraf Rifi a également souligné que les parlementaires de la ville s’activaient pour maintenir le calme. « Entre députés de Tripoli, nous nous réunissons souvent pour discuter des questions des conditions de vie et de sécurité. Nous nous sommes réunis samedi pour évoquer cet incident, et tous les bords politiques ont appelé au calme », fait-il savoir.
Absence de l’État
Mais pour plusieurs observateurs, les appels au calme ne suffisent pas : l’État doit bouger vite pour éviter une dégradation de la situation. C’est le cas de Khaldoun Chérif, politologue originaire de la plus grande ville du Nord. « Aujourd’hui à Tripoli, l’absence d’État est flagrante, à tel point qu’un simple désaccord avec un conducteur peut vous coûter la vie. Depuis le naufrage du bateau de migrants en avril, qui a fait des dizaines de disparus, et puis l’effondrement d’un immeuble en juin qui a coûté la vie à une petite fille, la capitale du Nord passe d’une tragédie à l’autre, dans l’indifférence totale de l’État », déplore-t-il, soulignant que les groupes extrémistes comme l’État islamique « se nourrissent de cette faiblesse ». Et de poursuivre : « Je ne pense pas qu’il y ait un lien direct entre l’incident de Tripoli et celui de Saïda, même si dans les deux cas c’est le produit de la crise et l’absence de l’État. » Dans le camp palestinien de Aïn el-Heloué, les affrontements ont opposé samedi en soirée des membres de la famille Bahti, partisans du groupe Ansar Allah, et d’autres de la famille Qiblaoui, proche du mouvement Fateh, suite à une dispute au sujet de l’ouverture d’un magasin dans le marché commercial du camp. Sept blessés au moins ont été enregistrés et des appels au cessez-le-feu ont été lancés, y compris depuis les mosquées du camp. Selon notre correspondant au Sud Mountasser Abdallah, les accrochages ont provoqué d’importants dégâts matériels, plusieurs voitures et bâtiments du camp ayant été lourdement endommagés. Certains bâtiments ont également été incendiés, notamment des habitations de particuliers et des commerces. Les combats, qui ont duré au moins trois heures, ont cessé samedi soir, après une intervention de l’ambassadeur de Palestine au Liban Achraf Dabbour, qui est parvenu à négocier un cessez-le-feu entre les deux familles. « La dérive sécuritaire dans le camp palestinien est certes inquiétante, mais nous coordonnons avec les factions palestiniennes pour calmer la situation autant que possible », commente Abderahmane Bizri, député indépendant de Saïda, pour L’Orient-Le Jour. « La situation économique peut être exploitée par certaines parties pour semer la zizanie dans le pays », craint-il, affirmant que la solution aux maux de toutes les régions du pays passe par l’édification de l’État.