
Photo tirée du compte @oldbeiruthlebanon - Collection Robert Zebib
M. est rentré au Liban pour les vacances. À Paris, il habite un appartement qu’il gère seul et « comme un grand » selon les propos de sa mère. Lui pour qui cependant tout au Liban était autrefois planifié, organisé et puis fourni par des parents qui l’étouffent avec leurs prévenances illimitées. Des parents libanais, tout simplement. À Paris, M., 29 ans, a eu l’impression de subitement et finalement couper le cordon. Enfin, se détacher et grandir. À Paris, il fume tranquillement dans son lit sans entendre des cris et des réprimandes de l’autre bout du couloir, il se nourrit mal, dort peu, sort légèrement vêtu et les cheveux encore mouillés, claque la porte et part quand et où bon lui semble. Il prend des trains et des avions sans l’impératif de prévenir quiconque. Il rentre de soirée à vélo, parfois sous la pluie, parfois en conduisant comme un fou, souvent avec un surplus d’alcool dans le sang. Des choses ordinaires mais qui, tout le long de sa vie au Liban, se heurtaient systématiquement aux commentaires de ses parents. À Paris, il est libre et livré à sa propre liberté. La vie normale, banale, d’un mec de 29 ans, en somme. Mais pour peu qu’il remette le pied au Liban, par il ne sait quel mystère, « je redeviens soudain un enfant aux yeux de mes parents », m’a-t-il dit, exaspéré, en attendant nos bagages, alors que ses parents en étaient déjà au quatrième coup de fil depuis l’atterrissage. Des parents libanais, tout simplement.
Leur vie et la nôtre
Ma mère, comme celle de M., était adolescente au début de la guerre civile. Le pire, c’est qu’à cet âge-là, elle devait à la fois commencer à s’inventer une vie, la sienne, et simultanément se faire à l’idée que cette vie inventée pouvait à tout moment être condamnée par l’humeur d’un sniper fou, un combat de rue, une fuite aux abris. Cette guerre-là, comme toutes les autres d’ailleurs, ne répondait nullement aux souhaits d’une adolescente. Je pense donc qu’en contrepartie de cette réalité dont elle était parfaitement consciente à l’époque – l’une des premières victimes de la guerre civile était son voisin – en contrepartie de ces jours, parfois ces semaines d’enfermement dans les abris, ma mère jouissait paradoxalement d’une certaine liberté, d’une sorte de laissez-faire que les adolescents de mon époque n’ont en aucun cas connus.
En ce sens, il me semble que du temps de ma mère, la réussite d’un parent se mesurait à sa capacité d’encourager son enfant à grandir, à le rendre autonome et le laisser partir. À l’élever. Ma mère me raconte d’ailleurs qu’au fil des années de guerre, elle avait le droit de faire des choses qu’il m’était inconcevable de même envisager en rêve lorsque j’ai atteint l’adolescence, quand bien même ce n’était pas la guerre à mon époque. Elle avait été préparer son bac, seule avec sa meilleure amie, dans sa maison de Souk el-Gharb. Elle avait conduit dans la nuit avec des copains jusqu’à Faraya, traversé les barrages et passé entre les obus. Elle avait fait le mur pour aller dîner à Broummana tandis que Beyrouth était à feu et à sang. Elle avait sans doute disparu des heures, des journées entières sans donner de nouvelles, avec mon père, dans les rallyes automobile auxquels il participait, dans son village oublié du Metn ou à l’ATCL.
Toutes ces choses qui me semblent folles, qui lui semblent folles aujourd’hui, se perpétraient sans l’obstacle parental auquel je me suis sans cesse cogné pour beaucoup moins que ça. Toutes ces choses me sont d’autant plus inimaginables qu’il n’y avait à l’époque aucun moyen de communication entre elle et ses parents pour qu’ils gardent ne serait-ce qu’une trace de ses déplacements. Et même avant cela, même avant la guerre, c’était pareil, la même négligence bénigne. Elle avait fait ses premiers pas dans les volutes des fumées de cigarettes de mes grands-parents, elle avait plusieurs fois, entre l’âge de 16 et 18 ans, volé la Fiat 124 de ma grand-mère sans même que celle-ci ne s’en rende compte et qu’elle avait conduite sans permis. Un jour, à quatre ans seulement, alors que mes grands-parents étaient en voyage, elle avait traîné une nounou qui la gardait jusqu’au Horse Shoe, rue Hamra, où sans même regarder la carte, sans même un sou en poche, elle avait passé une commande pour elle et la nounou. Deux banana-splits. Déstabilisé par sa détermination de minuscule adulte, le serveur avait obtempéré. « Je ne sais pas comment », m’avoue-t-elle souvent, en repensant à tout ça.
Ses parents ne connaissaient-ils pas la peur ? L’époque était-elle plus douce ? Mais comment, puisque c’était la guerre ? Mais comment puisque la première victime de cette guerre n’était autre que son jeune voisin ? Mais comment puisqu’il n’y avait aucun moyen de garder une trace de ses déplacements sous les obus et les balles des snipers ? Une fois que ma mère est devenue mère à son tour, c’est comme si la notion de parentalité avait subi un virage à 180 degrés. Une contre-réaction, sous-tendue par le contre-choc du trauma de la guerre. Comme ma mère et celle de M., tous ces ex-enfants de la guerre civile libanaise, ces enfants pourtant bercés dans une forme d’indulgence, mesurent désormais (et inconsciemment) leur succès parental à combien ils parviennent à nous garder surveillés, contrôlés, protégés et liés à eux. À combien ils nous encouragent à rester (leurs) enfants, en somme.
25 appels en absence
Ils sont comme ça les parents libanais de mon époque. Ils pleurent plus que nous le premier jour de maternelle, ils se cachent derrière des poteaux en nous regardant tracer nos pas vers les prémices d’une vie sans eux. Ils pleurent le jour du mariage de leur fille, de leurs fils, et disent sans se rendre compte que quelqu’un est en train de leur « prendre » leur enfant. Ils ont dans leur répertoire, en « speed dial », les numéros de tous les professeurs, du chauffeur d’autocar, de la surveillante d’autocar. Ils refusent de nous laisser attendre l’autocar sans eux, sous l’immeuble. Des fois que… Ils font irruption, sans prévenir, à l’école, pour peu qu’une prof – qu’on a pourtant mené à bout – s’évertue à mal nous parler. Ils inspectent nos carnets de notes et le CV du moindre amour de vacances. Ils ne quittent pas nos pupitres jusqu’à ce qu’on ait retenu par cœur notre estezhar et refusent des dîners la veille de l’un de nos examens. Ils passent le bac, préparent nos dossiers d’université et ont le cœur brisé avec nous. Comme si c’était pour eux. Ils feront la route jusqu’à Baakline pour nous sortir de cette colonie de vacances où un enfant nous a donné un coup. Ils mettent des mots de passe sur les ordinateurs et décrochent le combiné pour épier nos conversations d’adolescents. Ils nous accompagnent à nos cours de tennis, nous attendent au bord de la piscine ou au bas des pistes de ski. Ils créent des coalitions et des manigances avec leurs semblables, les parents de nos amis. Nos mères nous livrent des plats quotidiennement au bureau, dans des Tupperware estampillés de post-it – Sauce de la salade, Riz pour le mouloukhié, À manger froid – qu’elles nous somment de ne pas oublier en rentrant. Elles prennent nos rendez-vous de médecins et connaissent par cœur la moindre intonation, la moindre dissonance de nos voix. Elles tombent malade avec nous. Nos pères apparaissent en pleine nuit, dans leurs pyjamas à carreaux, sur une autoroute où l’on se serait crevé un pneu. Ils se disent prêts à assassiner l’homme qui aurait fait pleurer leur fille. Et même quand on revient de nos vies d’adultes, pour les vacances, rien de cela ne change. Ils ne ferment pas l’œil quand on prend la voiture le soir, ils s’attendent à ce que le moindre changement de plan soit signalé, que le message soit lu à la seconde, ou sinon nous laissent vingt-cinq appels en absence. Ils nous disent: « To2borné », « Waynak ? », « La maison n’est pas un hôtel », « Il est 2h du matin et tu n’es pas rentré ». Ou, sinon, si on se hasarde à ne pas répondre du tout, ils fantasment des scénarios qui défient les pires cauchemars : accident de voiture, agression, vol, viol, violence, kidnapping, attentat, mort. Ils ont peur qu’on ait froid, ils ont peur qu’on n’ait pas assez mangé, qu’on ait trop bu, trop fumé, essayé des drogues, ils ont peur qu’on ait mal, ils ont peur qu’on ait peur. Ils ont peur qu’on grandisse.
Ils sont comme ça les parents libanais de mon époque. Ils nous regarderont toujours, même à vingt ans, même à trente ou cinquante, comme si l’on était encore des enfants. Et peut-être que dans le fond, c’est cela même la plus belle des promesses. Celle de continuer à préserver la chose la plus précieuse qui soit. La chose que ce pays leur a fait perdre en chemin : l’enfant qui demeure en nous.
commentaires (4)
Ouf... très bon papier, qui m'a beaucoup émue
Atallah Mansour Simone
15 h 35, le 26 août 2022