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Corps et langues en mouvement

Cocoaïans, le quatrième roman de Gauz’, est un livre jubilatoire et débordant, inventif et exigeant. Il construit la grande fresque historique du chocolat en mêlant fiction et réflexion, poésie et politique.

Corps et langues en mouvement

D.R.

Cocoaïans : naissance d’une nation chocolat de Gauz’, L’Arche, 2022, 112 p.

Dans une langue labourée et traversée d’accents variés, Gauz’ raconte l’histoire du cacao à partir du dialogue entre un père et sa fille. Nous sommes à Treichville, au cœur d’Abidjan, et la petite Gnianh réclame à Bob, son père, une tablette de chocolat pour son goûter. « Chocolat ou mangue ? », demande le père qui penche plutôt pour la mangue, production locale. Gnianh insiste pour le chocolat. Démarre alors, entre père et fils, une discussion autour du coût d’achat du cacao et du prix de la tablette de chocolat. Pour faire comprendre l’exploitation des producteurs de cacao, le père a recours aux personnages du célèbre livre de Roald Dahl Charlie et la chocolaterie. Les Oompa-Loompas, qui travaillent jour et nuit pour faire fonctionner l’usine de chocolat, explique le père, c’est « Grand’pa et tous les gens du village », tandis que Willy Lonka – propriétaire de l’usine – représente « les Nestlés, Mars et toute la bande ». Au-delà de cette métaphore, la constatation est plus grave : « Nous on produit le tiers du cacao du monde mais on n’est pas fichus de fabriquer ta tablette de chocolat. » Dans une écriture enrobée d’humour et de profonde réflexion, le père exhorte ainsi sa fille et la génération à laquelle elle appartient à faire la révolution en fabriquant le chocolat sur place.

Gauz’ explore l’histoire et l’explose, comme s’il allumait un contrefeu pour contrer les discours officiels, pour détourner la langue convenue. Et c’est avec ce feu inédit qu’il recrée l’épopée du Cocoaland, dont les habitants, les Cocoaïans donnent le titre au roman.

Le cacao est en effet le fil directeur, le fruit conducteur de ce récit. Cette cabosse, fruit d’un arbre planté dans l’ouest africain, imposé par le colonisateur à la place des cultures vivrières, transformé en produit de consommation dans les industries du Nord, raconte l’histoire séculaire des paysans africains, de l’exploitation coloniale et postcoloniale. Le cacao dit la lutte des classes, l’enrichissement des cartels industriels, les intrigues politiques et les plans d’ajustement structurels du FMI.

Gauz’ met en scène, tout au long du roman, des tableaux vivants qui donnent à voir cette histoire se tisser sous nos yeux. Il se saisit d’événements historiques dont il crée l’ambiance, les voix, les corps. Cette manière de placer l’expérience de l’histoire au cœur du travail romanesque bouleverse l’écriture littéraire actuelle. Elle peut être rapprochée de la démarche de certains écrivains comme Éric Vuillard dont les œuvres mettent en lumière les effets, sur les corps et les esprits, des agressions des pouvoirs.

Cocoaïans déroule ainsi des événements historiques clés dans la grande épopée du cacao.

1908, c’est la fin de ce que l’histoire officielle appelle « la pénétration pacifique » et le début de la politique de la manière forte exercée par les colonisateurs français en Côte d’Ivoire. Pour soumettre l’ensemble des populations et imposer son nouvel ordre politique et économique, l’administration coloniale exige l’impôt. C’est dans ce contexte que Gauz’ fait vivre une réunion collective. Nous sommes en 1908 dans la forêt de Gbaka. Les hommes et femmes du pays sont réunis pour comprendre pourquoi les Blancs cherchent à imposer la culture du cacao et quelles réponses donner à cette exigence. Les arguments se confrontent ; « n’usons pas nos terres pour une plante qui ne se mange pas », entend-on. Mais l’impasse est épineuse. L’administration coloniale impose, au même moment, à chaque habitant de la colonie, un impôt de capitation qui doit être payé en monnaie française. Or comment disposer de cette monnaie ? En vendant du cacao.

Le deuxième tableau met en scène la création du Syndicat agricole africain à Treichville en 1944. Leur récolte étant payée à un prix inférieur à celui des agriculteurs blancs de la colonie, les grands planteurs africains décident de se constituer en syndicat pour défendre leurs droits.

Mais il y a là, dans cette réunion, les prémisses d’une catastrophe à venir, avec l’occidentalisation et la perte de rituels communautaires. Ces transformations se voient dans les corps qui ne dansent plus, dans les mains qui applaudissent, dans la verticalité qui remplace l’horizontalité. « Mais d’où leur viennent ces joies muettes ? personne ne prend l’horizon d’un pas de danse ou d’un chant. Se lever, applaudir, se rassoir. Triomphe de la verticalité… déjà. »

Cette verticalité explose dans le tableau du 7 août 1960, jour de l’indépendance. Une indépendance qui se proclame dans les discours, mais que des signes forts contredisent. Et c’est encore dans le jeu des corps que Gauz’ va chercher ces signaux. Car si « la France s’en va ! elle laisse un père nouveau (qui) porte un chapeau haut-de-forme plus haut et plus en forme que celui du Général. Le vêtement clone de celui du Général, il le porte mieux aussi ». Peaux noires, masques blancs ; les indépendances sont une illusion verbale.

Si on parle certes du « miracle économique ivoirien » dans les premières décennies qui suivent l’indépendance, la crise des années 1980 met à nu les dysfonctionnements d’un système basé sur une trop grande dépendance des cours mondiaux du cacao fixés dans les grandes capitales occidentales.

Le roman se déploie dans des voix plurielles. On y entend entre autres la voix de Jean-Baptiste Marchand, militaire qui a dirigé la Mission Congo-Nil, figure emblématique de la colonisation. Sa voix traverse les grands moments historiques du Cocoaland. Marchand est mort et il revoit l’histoire, de la conquête coloniale aux poches de résistance d’aujourd’hui, en passant par l’indépendance. De ce lieu où il est, il regarde ce qu’est devenu le Cocoaland et une chose le perturbe : une enfant à qui on raconte l’histoire différemment du récit officiel convenu de la colonisation, de la mission civilisatrice, de la mission du cacao.

Ce qui perturbe ce fantôme de la colonisation, c’est avant tout le langage nouveau que s’autorisent les ex-colonisés, car la langue est bien sûr au cœur des enjeux de colonisation comme au cœur du roman Cocoaïans. Au fil de ses romans Debout payé, Camarade Papa ou Black Manoo, Gauz’ invente une langue française mêlée des langues ivoiriennes, bété, baoulé ou dioula, mais aussi de nouchi, la langue populaire d’Abidjan.

La langue romanesque de Gauz’ est une langue bêchée, aérée, retournée comme l’est la terre par le paysan. Et lorsque les mots convenus ne conviennent plus, Gauz’ en invente de nouveaux, comme le mot « Cocoaïans », des sons pointus, des sonorités qui obligent à croquer la langue et à remuer avec elle, car « parler ne se fait jamais sans bouger. La rythmique du mot loge dans celle du mouvement du corps ». Et lorsque le corps et la langue se rencontrent, les codes romanesques éclatent dans le roman de Gauz’ qui est tout à la fois poésie, manifeste politique, danse et chant.

Un chant audacieux dont on ressort transformés et après lequel nous ne croquerons certainement plus de la même manière le chocolat.


Cocoaïans : naissance d’une nation chocolat de Gauz’, L’Arche, 2022, 112 p.Dans une langue labourée et traversée d’accents variés, Gauz’ raconte l’histoire du cacao à partir du dialogue entre un père et sa fille. Nous sommes à Treichville, au cœur d’Abidjan, et la petite Gnianh réclame à Bob, son père, une tablette de chocolat pour son goûter. « Chocolat...

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