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Moyen-Orient - Série de l’été

Aliya Ogdie Hassen, l’insaisissable « mère des Arabes »

Bien que souvent laissées dans l’ombre, les femmes ont de tout temps joué un rôle sociétal et politique dans le monde arabe. Certaines, méconnues du grand public, ont même réussi à faire sauter les carcans de sociétés patriarcales conservatrices dans l’espoir de faire changer les choses. Ces femmes sont à l’honneur dans notre série « Ces femmes méconnues qui ont secoué le monde arabe », dont le dernier épisode raconte la vie d’Aliya Ogdie Hassen, fière militante de la diaspora arabe et musulmane des États-Unis au début du siècle dernier.

Aliya Ogdie Hassen, l’insaisissable « mère des Arabes »

Aliya Hassen et Gamal Abdel Nasser en Égypte en 1961, lors de la convention annuelle de la Fédération des associations islamiques des États-Unis et du Canada. Photo tirée de la collection du Arab American National Museum

Militante, poète, femme de terrain à la fibre sociale, danseuse, détective privée, ou encore amie de Malcolm X. Aux États-Unis, la diaspora la surnomme la « mère des Arabes ». Sa vie rocambolesque, ponctuée de rencontres incongrues et d’aventures en tout genre, aurait pu l’élever au rang d’icône dans le monde arabe – ainsi que l’ont été Edward Saïd, Etel Adnan ou Gibran Khalil Gibran. Malgré un parcours hors du commun, un certain impact et une renommée au sein de la communauté arabo-américaine de Dearborn et de Detroit, le nom d’Aliya Ogdie Hassen n’a jamais franchi les frontières du Michigan.

Sans doute parce que la complexité du personnage ne permet pas de la cataloguer facilement, suggère Edward Curtis, auteur du livre Muslims of the Heartland : How Syrian Immigrants Made a Home in the American Midwest (NYU Press, publié en février 2022). « Elle est à la fois religieuse et progressiste. Elle est arabe et musulmane... Et elle soutient également la libération des Noirs », déclare l’auteur – lui-même immigré syrien de troisième génération aux États-Unis et descendant d’Ernest Hamwi, auquel beaucoup attribuent l’invention du cornet de glace. « Elle ne correspond pas à la version stéréotypée de la femme musulmane qui a besoin d’être sauvée. En réalité, elle s’est sauvée elle-même parce qu’elle ne voulait pas que les gens – en particulier les blancs – le fassent pour elle », ajoute-t-il.

Tout commence à Sioux Falls, dans le Dakota du Sud, au début du siècle dernier. Aliya Ogdie naît en 1910 de parents musulmans chiites, Ali et Fatima, originaires de Qaraoun, dans les frontières actuelles du Liban. À l’époque, aux États-Unis, la communauté arabo-musulmane est réduite à sa plus simple expression : la discrimination à l’encontre des immigrés qui ne venaient pas d’Europe de l’Ouest ou du Nord est inscrite dans la loi. Il faut attendre la loi Hart-Celler, adoptée en 1965, pour que les quotas nationaux régulant le flux migratoire disparaissent. C’est à ce moment que se constitue, dans le pays, une large communauté d’immigrants musulmans. Une partie est originaire du monde arabe, tandis que beaucoup débarquent d’Europe et d’Asie de l’Est. Il n’est alors pas rare que les nouveaux venus considèrent la première génération d’immigrés musulmans, dont Aliya Ogdie fait partie, comme trop assimilée à la culture américaine – à tel point qu’ils « jouaient au bingo dans la mosquée », relève Edward Curtis.

Aliya Hassen est née à Kadoka, dans le Dakota du Sud en 1910. Ses parents étaient parmi les premiers Libanais musulmans à arriver aux États-Unis. Sur cette photo, accrochée au Arab Community Center for Economic and Social Services, l’on peut voir Aliya, bébé, avec ses parents et son frère. Photo tirée de la collection du Arab American National Museum

Adolescente, la jeune fille s’installe avec sa tante et son oncle dans un quartier populaire de Dearborn, dans le Michigan, où elle s’inscrit à la Briggs School for Girls. Peu de temps après, sa mère planifie un mariage arrangé entre sa fille, alors âgée de 15 ans, et un autre immigré syrien de confession musulmane, avec lequel Aliya Ogdie aura une fille – son seul enfant. Elle écrit alors des poèmes qui, bien que jamais publiés, permettent de cerner ses premières réflexions féministes. « Lorsque je suis entrée dans la chambre nuptiale, un nourrisson comparé à toi, de mon innocence tu t’es délecté, comme d’un nouveau jouet, et face à ma terreur absolue, jamais tu n’as eu pitié de ma détresse » (While I into the bridal chamber / went, compared with you a babe / In my innocence you reveled / As with a new toy / And in my stark terror / Never once pitied my plight.), écrit la jeune femme dans un poème relatant sa nuit de noces.

Faisant preuve d’une indépendance farouche et d’un refus d’adhérer aux normes patriarcales étouffantes de l’époque, elle divorce en 1932, invoquant une « cruauté extrême ». Elle épouse moins d’un mois plus tard un chrétien, blanc, dont elle se sépare rapidement. Selon son petit-fils, Ismael Ahmed, elle aurait, plus tard, « voulu désavouer cette union interconfessionnelle – consacrée par un prêtre – après avoir effectué le hajj dans les années 1970 », souligne Thomas Simsarian Dolan dans le journal Mashriq & Majar. Dans la même veine, la jeune femme aurait cherché à occulter le fait qu’elle et son deuxième mari se seraient rapprochés à travers leur penchant commun pour le jeu. Elle se mariera une troisième fois au début des années 1950 avec un marchand maritime égyptien Ali Hassen, dont elle adopte le patronyme.

À Detroit, Aliya Ogdie Hassen vit certes dans la pauvreté, mais elle se sent libre de vivre la vie telle qu’elle l’avait rêvée. Elle y fréquente des bars clandestins, « buvant et dansant jusqu’au petit matin ». En dépit des trois emplois qu’elle combine pour s’en sortir, elle devient une « folle de cinéma » et une habituée des salles obscures – tout en se refusant à accepter la soupe populaire voisine ou toute autre aide publique.

Une photo de Aliya Hassen présentée au Arab Community Center for Economic and Social Services. Photo tirée de la collection du Arab American National Museum

L’un des événements majeurs de la vie d’Aliya Ogdie Hassen demeure la publication d’extraits de son œuvre de 76 000 mots, dont The Crescent and the Cross parfois intitulé aussi The Torch of Islam, offrant une critique de « la désinformation généralisée et des pratiques de citation circulaires qui caractérisent le discours occidental sur l’islam ». D’autres faits marquants incluent un voyage sur invitation du président égyptien Gamal Abdel Nasser, ainsi qu’une amitié étroite avec Malcolm X et une pléthore d’autres figures musulmanes multiraciales du XXe siècle.

S’installant à New York après la Seconde Guerre mondiale, Aliya Ogdie Hassen s’impose comme une figure intellectuelle de premier plan au sein de la Fédération des associations islamiques des États-Unis et du Canada (Federation of Islamic Associations in the United States and Canada, FIA), souligne Edward Curtis dans son article. Pour le journal de la fédération, elle rédige des études pionnières populaires sur l’histoire des femmes musulmanes. Elle œuvre également à la promotion de la « solidarité interraciale, internationale et interethnique entre les musulmans des États-Unis et de l’étranger ». Durant ses années new-yorkaises, elle travaille également comme détective privée.

Alors qu’elle est à la « retraite », elle contribue à la fondation puis à la direction du centre communautaire pour les services économiques et sociaux (Arab Community Center for Economic and Social Services) de Detroit. Créé en 1971 dans un magasin du quartier pauvre du sud de Dearborn, l’Access œuvre pour l’intégration des immigrants arabes aux États-Unis. Elle deviendra, au fil des années, la plus grande organisation à but non lucratif de la communauté arabo-américaine aux États-Unis.

Avec les années, la militante adopte une pratique plus normative de la religion – elle accomplit le pèlerinage du hajj en 1975 – tout en devenant plus inclusive, rappelle Thomas Simsarian Dolan. En 1975, dans son manuscrit intitulé Religious Stories for Young Muslims, elle écrit : « Pour Dieu, peu importe votre couleur de peau ou votre nationalité. Vos parents peuvent être africains, arabes, chinois, russes, américains, ou de n’importe quelle race... Il vous a créés blanc, brun, jaune, rouge ou noir et vous aime tels que vous êtes. »

Ses écrits retracent par ailleurs sa première rencontre avec Malcolm X. L’homme intervient personnellement afin de la faire entrer dans une conférence du mouvement Nation de l’Islam, qui se tient à guichets fermés à Harlem, après qu’on lui a refusé l’entrée en raison de sa couleur de peau. À l’origine, Aliya Ogdie Hassen était pourtant critique de l’organisation afro-américaine. Dans sa publication What Is an Orthodox Muslim ? où elle explore les similitudes entre les trois religions abrahamiques, elle passe au crible « la naissance d’au moins trois confessions très peu islamiques (aux États-Unis), qui ont utilisé le nom de l’islam pour leur propre agrandissement ». Malgré cela, elle citera plus tard son amitié avec Malcolm X comme l’une des plus importantes de sa vie. Lui-même la présente dans sa correspondance comme une « amie » en 1961.

Aliya Hassen sur un chameau, devant les pyramides de Gizeh. Cette photo a probablement été prise en 1961. Photo tirée de la collection du Arab American National Museum

D’après Thomas Simsarian Dolan, les écrits et la biographie d’Aliya Ogdie Hassen placent les États-Unis au coeur du militantisme arabo-musulman de l’après-guerre, intimement lié aux luttes pour les droits civiques, tant à l’étranger que dans le pays : « En mettant la religion au premier plan, Hassen a créé des solidarités entre les musulmans blancs, noirs, arabes et asiatiques, remettant ainsi en question les formations raciales américaines et même les frontières nationales en tant que catégories d’analyse et d’affiliation. »

Dans le même temps, elle « reliait l’exploitation économique, politique et épistémique du Moyen-Orient à la fabrication occidentale de mythes. Elle exprimait cette critique à travers un regard antiraciste et féministe ancré dans des idéaux islamiques et américains », écrit Thomas Simsarian Dolan. Une approche qui esquisse les grandes lignes d’un féminisme du tiers-monde avant l’heure. La complexité de sa pensée peut la rendre difficilement lisible pour un public profane. Mais « à une époque (...) où les gens essaient de minimiser leur identification à d’autres groupes, voilà une personne dont j’aimerais que davantage de gens la connaissent », avance Edward Curtis.


Militante, poète, femme de terrain à la fibre sociale, danseuse, détective privée, ou encore amie de Malcolm X. Aux États-Unis, la diaspora la surnomme la « mère des Arabes ». Sa vie rocambolesque, ponctuée de rencontres incongrues et d’aventures en tout genre, aurait pu l’élever au rang d’icône dans le monde arabe – ainsi que l’ont été Edward Saïd, Etel Adnan ou Gibran...

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