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Lifestyle - Photo-roman

Le goût du soleil de chez nous

La merry cream culte dont l’appellation a été inventée par les Libanais, les grillades du dimanche avec un taboulé et des frites à la façon de chez nous, la trinité cacahuètes, carottes et Almaza qui se mélange au goût du vent salé, un bol de mûres qui électrisent les lèvres, une limonade à Batroun et des pêches à Bickfaya... Le Liban a de ces parfums qui reviennent malgré tout d’été en été...

Le goût du soleil de chez nous

Photo G.K.

J’en prenais une quasiment tous les après-midis de mai et de juin en rentrant de l’école. Dans mon uniforme chiffonné, les doigts mouchetés d’encre et les baskets délacées, semblable à tous les enfants qui attendaient leur tour autour de moi, sous la banne à rayures bleues et couleur pêche de Zouzou, l’épicier du coin. J’en prenais une, à 3 000 livres libanaises, du mini-market sur la route de Aley, où un vieil homme me la servait avec ses mains tremblotantes, mais une précision maniaque. J’en prenais une, déjà pratiquement fondue, au snack du club balnéaire que cognaient les rayons dorés, la peau craquelée de sel marin et lacérée ça et là de piqûres de méduses sur lesquelles on nous conseillait de « faire pipi » pour soulager la douleur. J’en prenais une, au même endroit sur l’autoroute de Jounieh dont je n’ai plus le nom, en rentrant d’une journée de plage, avec les joues pleines de soleil et les genoux tailladés par les rochers. J’en prenais une, parfois deux, montée dans un verre en plastique, chez Bliss House, sur la rue Bliss, l’estomac noué avant un examen ou la cervelle surchauffée après des heures de révision, enterré dans les livres de la Jafet Library de l’AUB. J’en prenais une, à pas d’heure, marchant de guingois à la sortie d’un bar à karaoké et complètement fasciné par le silence de la place Sassine dans la nuit. Il y a toujours eu une merry cream dans le souvenir des mes étés au Liban, liée à un moment, à un âge, à une saison de ma vie. C’est l’un des goûts de ces étés-là, sans doute le plus marquant. Quelque chose dont une bouchée, une lichette aujourd’hui, suffit à en déclencher les réminiscences.

La glace joyeuse

Hier, j’en ai pris une, au hasard, de chez le glacier Fata à Bickfaya. J’ai regardé le propriétaire, un peu contrarié à l’idée de devoir quitter la chaise en osier où il passe le plus clair de son temps à fixer le vide, en attendant qu’un client vienne. Je l’ai regardé reproduire cette succession de gestes qui ont quelque chose de presque magnétique : échauffer la vieille machine sur roulettes jusqu’au moment où elle se met à ronronner. Entre-temps, envelopper le cornet – sorte de biscuit gaufré enroulé en forme de cône – d’un bout de papier, et le placer sous le bec verseur de la machine américaine en acier. Puis, la même question : « Chocolat ? Vanille? ou les deux ? » Les deux, bien entendu. Puis d’un coup, le geste magique dont je reste jusqu’à ce jour hypnotisé. Presser la manette d’une main, et en même temps, de l’autre, faire lentement pivoter le cône. Le tourbillon de crème glacée, moitié chocolat moitié vanille, se dépose alors strate par strate au creux du cornet, jusqu’à devenir une petite sculpture onctueuse et torsadée. Merry cream, la « glace joyeuse », géniale appellation que le Liban a inventée. Partout, ailleurs, on appelle ça Soft serve depuis les années 30. Sauf que chez nous, il faut que la notion de plaisir, de bonheur, s’invite sans cesse partout, jusque dans les noms qu’on donne aux choses. Un ummm de satisfaction accompagne instinctivement chacune des bouchées de la glace joyeuse qui dégouline de tous bords et ensuite du cornet qu’on croque en s’en mettant partout.

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Le goût d’un été au Liban. Comment en imaginer un sans le ronronnement de la vieille machine américaine, sans la crème qui s’entortille entre vanille et chocolat, sans le biscuit gaufré et le papier qui colle ? Comment en imaginer un sans le double libanais de la merry cream, la glace à la achta, qu’on achète en allant dîner sur la terrasse d’amis, dans son grand bol en terre cuite et à la surface de laquelle flotte un tapis de pistaches à la fleur d’oranger ? La achta, à ce point douce que les hommes ici en abusent et sifflent les filles dans les rues en les appelant de la sorte.

Cacahuètes, carottes et bière

Comment imaginer un été sans ces déjeuners du dimanche où le menu est tout le temps le même ? Les cubes de viande et de poulet qui marinent toute la nuit dans des Tupperware de toutes les couleurs, recouverts d’un papier cellophane. Et qu’au matin, les mains d’une grand-mère alignent avec une minutie obsessionnelle sur des tiges en bois, entre des petits oignons blancs et un peu de graisse animale. L’ail monté en crème et que l’on tartine sur tout, partout, et les frites, à la façon de chez nous, qu’on dirait bourrées de soleil et que l’on trempe dans l’ail, aussi, évidemment. Et le poulet aal fahem, sur la braise, qu’on fait crépiter en faisant aller et venir un bout de carton et qui finit par avoir un goût de cramé. Et le taboulé, mélangé à la main, qui enflamme le palais et donne l’impression de manger un potager. Et ces potagers où l’on se perd et où l’on grimpe sur des échelles branlantes pour attraper les mûres qui électrisent les lèvres et dont les doigts gardent les traces pourpres pendant des jours. Et ces pastèques glacées qu’on sert en soirée, avec des tranches de halloum grillées, molles un instant mais élastiques si on ne les mange pas sur le champ. Les pépins de pastèque qu’on parsème sur des vieux draps étalés sur les toits, qui sèchent au soleil et qu’on sale pour l’apéro. L’heure vénérée du késs, ce verre qui a un goût précis aussi. Celui des amandes flottantes dans des glaçons et le goût minéral des me’té, ces concombres arméniens au vert délavé dont on s’est toujours demandé pourquoi ils étaient courbés.

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« Vouloir les redresser, c’est vouloir l’impossible », dit un dicton de chez nous. Celui de l’arak qui nous arrive chaque saison dans des gallons boursouflés, alignés dans des caisses Ghandour. Celui des olives vertes, des tomates coupées en grosses lamelles sur lesquelles on répand de l’ail, encore de l’ail, de l’huile d’olive et des grains de sumac. Comment imaginer un été sans une limonade de chez Hilmi à Batroun, sans une caisse de pêches de Bickfaya, sans une caisse de tomates à la peau virant du jaune au rose ? Comment imaginer un été sans une kaaké de chez Abou Arab, extra Picon, extra sumac, extra grillée, en allant ou en rentrant d’une plage à Jiyeh ou Amchit? La trinité sacrée des cacahuètes et des carottes dans leurs gobelets blancs, avec une bière gelée, qu’un plagiste dépose à l’ombre, et qui se mélangent à l’haleine salée de la mer. Puis les bizri de sardine et le pain frit, doré, qu’on mange en se salissant les doigts. Et les doigts qu’on lave au citron, avant de se les lécher. Comment imaginer un été libanais sans tout cela, sans cette merry cream qui porte si bien son nom puisqu’elle est la glace du bonheur, et sans tous ces goûts qui sont ceux du soleil et du vent ?

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

J’en prenais une quasiment tous les après-midis de mai et de juin en rentrant de l’école. Dans mon uniforme chiffonné, les doigts mouchetés d’encre et les baskets délacées, semblable à tous les enfants qui attendaient leur tour autour de moi, sous la banne à rayures bleues et couleur pêche de Zouzou, l’épicier du coin. J’en prenais une, à 3 000 livres libanaises, du...

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Ou comment s’accrocher à ce qui n’est et ne sera plus.

Bachir Karim

03 h 11, le 15 août 2022

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Commentaires (1)

  • Ou comment s’accrocher à ce qui n’est et ne sera plus.

    Bachir Karim

    03 h 11, le 15 août 2022

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