
Manifestation de partisans du Hezbollah, à Beyrouth, le 26 février 1989, contre Salman Rushdie. Nabil Ismaïl / archives AFP
« L’affaire Rushdie » montre depuis plus de trente ans non seulement la fracture entre l’Occident et le monde musulman, mais aussi – et surtout – les divisions et la concurrence entre les sunnites et les chiites sur le leadership de la nation islamique.
La tentative d’assassinat, vendredi dernier dans l’État de New York, de l’écrivain britannique d’origine musulmane Salman Rushdie, cible depuis 1989 d’une fatwa édictée par l’ayatollah Khomeyni appelant tous les musulmans à tuer l’écrivain, ses éditeurs et ceux qui traduisent son livre Les Versets sataniques en raison de son caractère jugé blasphématoire, n’a pas fait de vagues dans le monde musulman.
Alors que les dirigeants iraniens font profil bas, aucun responsable n’ayant officiellement réagi, un silence total règne aussi du côté des dirigeants des pays musulmans.
Les médias arabes du Golfe et du Maghreb couvrent l’attaque avec une extrême sobriété, publiant souvent les informations des agences internationales sans autre commentaire. Certains, comme Gulf News ou al-Arabiya, mentionnent explicitement les origines libanaises de l’agresseur, qui affiche sur ses comptes sur les réseaux sociaux une proximité avec l’extrémisme chiite et les gardiens de la révolution iranienne. D’ailleurs, certains internautes arabes notent une couverture médiatique a minima, se demandant ce qui se serait passé si l’assaillant avait été sunnite.
Réactions sunnites en 1989
Les réactions officielles des pays musulmans ne diffèrent fondamentalement pas trop d’il y a plus de trente ans. Suite à l’émission de la fatwa du leader iranien, l’Arabie saoudite organise en mars 1989, à Riyad, une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), au cour de laquelle le roi Fahd appelle les musulmans à être tolérants, dans une allusion au décret du dirigeant chiite. Ainsi, ce dernier ne reçoit pas de soutien de la part de l’OCI. L’Arabie saoudite et d’autres dirigeants cherchaient ainsi à empêcher Khomeyni d’utiliser la question de Rushdie pour se présenter comme le principal défenseur du monde islamique. D’ailleurs, anticipant ce revers, Téhéran n’avait pas envoyé son ministre des AE, mais une délégation de moindre importance, à la conférence.
La position du leadership religieux sunnite est similaire à celle du roi. L’Académie internationale du fiqh islamique à La Mecque rejette la fatwa iranienne, estimant qu’il faut juger Rushdie, une peine de mort devant venir d’un tribunal. Même son de cloche de l’Université d’al-Azhar, la plus haute référence dans le monde musulman sunnite, où le cheikh Mohammad Hossameddine estime que la fatwa présente l’islam comme « brutal et assoiffé de sang ». Il fait valoir que le livre devrait simplement être interdit et que l’auteur devrait avoir la possibilité de se repentir. Al-Azhar déclare en outre que « le sang ne doit pas être versé, sauf après un procès (lorsque l’accusé a eu) la possibilité de se défendre et de se repentir ». En 1989, Salman Rushdie s’était excusé de la « détresse causée à un si grand nombre de pratiquants sincères » et s’était expliqué, en signe d’apaisement, dans un essai intitulé De bonne foi.
En visite à Bonn durant cette période, le président égyptien Hosni Moubarak critique Khomeyni pour avoir ordonné la mort de Rushdie et appelle à un règlement diplomatique du différend.
Bannissement du livre
Sur le plan politique, la réaction des gouvernements de pays musulmans à la publication du livre est relativement modérée, indépendamment de la fatwa de Khomeyni. L’action la plus symbolique est de bannir le livre. Une vingtaine de pays interdisent ainsi l’ouvrage de Rushdie, à l’instar du Pakistan, de l’Afrique du Sud, de l’Arabie saoudite, des EAU, du Soudan et d’autres pays à forte population musulmane, comme le Bangladesh, la Malaisie, l’Indonésie, le Kenya, la Thaïlande, la Tanzanie, Singapour, mais aussi le Sri Lanka et le Venezuela. C’est l’Inde, pays d’origine de l’écrivain, qui bannit le premier Les Versets sataniques, en octobre 1988, bien avant la fatwa. La décision du Premier ministre indien Rajiv Gandhi est motivée par sa volonté de séduire la communauté musulmane indienne, alors que des élections législatives approchent.
Aujourd’hui, face au gouvernement de Narendra Modi qui applique une politique de stigmatisation contre les musulmans, les groupes musulmans conservateurs ont choisi de ne pas faire de déclaration sur l’attaque contre Rushdie, craignant des représailles de la part du parti au pouvoir. Seul le responsable d’un parti modéré a critiqué samedi l’agression, estimant que « personne n’a le droit de se faire justice, et l’attaque (…) ne peut pas être qualifiée de correcte ».
Les musulmans en colère
C’est toutefois de la population musulmane que sont venues les réactions les plus conséquentes. Les musulmans ont le sentiment d’avoir été trahis par l’un des leurs. Rushdie était né musulman.
La publication des Versets sataniques au Royaume-Uni entraîne une première vague de manifestations violentes, lors desquelles le livre est brûlé et des librairies qui le vendent attaquées. Une deuxième vague de manifestations de musulmans mécontents a lieu aux États-Unis, suite à sa publication de l’autre côté de l’Atlantique. Un grand nombre de librairies sont également vandalisées.
Ailleurs dans le monde, c’est la fatwa de Khomeyni qui met le feu aux poudres, surtout dans les pays à l’est de l’Iran, pourtant à majorité sunnite. Des milliers de Pakistanais descendent dans la rue et attaquent le centre d’information américain à Islamabad, criant « Chiens américains » et « Pendez Salman Rushdie ». La police ouvre le feu, tuant cinq personnes. De violentes manifestations ont également lieu en Inde. Près de 50 000 personnes protestent au Bangladesh, appelant à la mort de l’écrivain. Même en Malaisie, un pays musulman considéré comme laïc, des manifestations monstres ont lieu suite à la publication du livre. À part le Soudan, les pays arabes ne connaissent pas de protestations violentes. À Beyrouth, l’ambassade britannique ferme ses portes pendant un certain temps de peur de représailles de la part du Hezbollah.
Islamophobie
Avec le temps, l’affaire Rushdie ne se tasse pas. Un nouvel accès de violences a lieu en 2007 après que la reine Elizabeth II eut anobli Salman Rushdie, les musulmans estimant ce geste comme islamophobe. « Nous considérons qu’il s’agit d’un autre affront majeur à l’islam par les infidèles », déclare ainsi un porte-parole des talibans à Kaboul. Le Parlement pakistanais adopte une résolution déplorant l’anoblissement de Rushdie, et un ministre estime que cette décision pourrait être utilisée pour justifier les attentats-suicides.
Par ailleurs, des personnes associées à la publication et à la traduction des Versets sataniques sont attaquées à travers le monde. En 1991, le traducteur japonais du livre est poignardé à mort. Peu de temps après, le traducteur italien est également poignardé, mais survit. En 1993, l’éditeur norvégien du livre est blessé dans une attaque à l’arme à feu. Les enquêteurs soupçonnent que tous ces incidents sont liés à la fatwa iranienne. Cette même année, des manifestants islamistes incendient un hôtel à Sivas, en Turquie, alors que s’y trouve l’écrivain Aziz Nesin qui veut traduire le roman en turc. S’il survit au drame, 37 personnes y laissent leur vie.
le radicalisme sunnite inspiré
De manière plus globale, cette fatwa crée un précédent dangereux au niveau mondial : elle fait de la planète le domaine de l’islam, en ce sens que la charia – ou du moins son interprétation rigoriste – devrait s’appliquer non seulement dans les pays musulmans, mais aussi partout dans le monde.
Cet épisode montre non seulement la surenchère chiite pour se positionner en défenseur de l’islam, mais aussi comment le radicalisme sunnite s’en inspire par la suite : l’assassinat du vidéaste hollandais Theo Van Ghogh à cause de son film Soumission ; le tollé suscité, dans le monde musulman, par la publication des caricatures du Prophète par un quotidien danois ; et l’attaque sanglante contre le magazine satirique français Charlie Hebdo en sont la preuve.
Rushdie n’est pas la seule personne à être la cible d’une fatwa. En 1993, une fatwa est prononcée contre l’écrivaine bangladaise Taslima Nasrin, auteure du roman Lajja. Elle est contrainte de fuir son pays après que sa tête est mise à prix par des fondamentalistes islamistes pour avoir critiqué l’islam au Bangladesh. L’affaire Rushdie relance aussi les attaques contre l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz. En 1994, un islamiste radical réussit, au Caire, à le poignarder au cou.
En 2013, Inspire, le magazine en ligne en anglais d’el-Qaeda, publie une « liste des critiques de l’islam à tuer ». En tête de liste, figure évidemment Salman Rushdie, mais aussi le pasteur américain Terry Jones, qui a brûlé des exemplaires du Coran en 2011 et 2012. Ses actes ont provoqué une vague de manifestations meurtrières dans plusieurs pays musulmans.
commentaires (4)
Le fanatisme religieux est néfaste! Le fanatisme religieux nous ramène au moyen-age et aux guerres "Saintes." Le Fanatisme en général, ne profite qu'aux dirigeants qui l'imposent! Je ne suis pas étonné de voir que le Venezuela ai banni le livre de Salman Rushdi, il y a beaucoup de personnes d'origines libanaises un peu partout au pays et surtout à Caracas, la capitale. La majorité, ils sont affiliés au Hezbollah ou dépendent de leurs "dons"!
Marwan Takchi
16 h 36, le 15 août 2022